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au jour où, par un funeste hasard, je vous frappai d’un coup fatal, je vous sacrifiai plus que ma vie, je vous sacrifiai un brûlant amour. En des jours plus heureux, vous aviez rêvé d’unir votre sort à celui de cette noble femme, vous me l’aviez dit, et je ne reculai pas devant l’immensité de cette expiation. Nous nous aimions alors tous deux d’un de ces amours qui durent plus que la vie, et cependant je la suppliai, au nom de cet amour même, de se dévouer à vos souffrances, de devenir votre ange consolateur. Je vous aurais donné mon sang, tout mon sang, monsieur, que je ne vous aurais pas donné davantage... Et cette sublime enfant, que ne vous donnait-elle pas!... Mais elle, elle du moins ne vous devait aucun sacrifice. Voici qu’aujourd’hui, frappé de je ne sais quels vertiges, vous venez nous accuser tous deux d’avoir comploté votre mort... Pourquoi?... Pour hériter de vos dépouilles sans doute ! ... Ah ! monsieur, le digne fils de votre noble mère m’eût vu, moi, Kervey, moi, son frère, un poignard levé contre son sein, qu’il eût refusé d’en croire le témoignage de ses yeux! Les regards peuvent tromper; mais ce qui ne trompe point, c’est une vie d’honneur et de dévouement, la foi au cœur d’un honnête homme!

Le marin venait de prononcer ces paroles avec un noble emportement, quand la comtesse, épuisée par cette scène cruelle, sentit ses forces l’abandonner. Ses lèvres blanchirent, ses yeux se fermèrent, elle étendit ses mains défaillantes comme pour demander du secours, et retomba sans connaissance dans le fauteuil.

Foudroyé par les chaleureuses paroles de Kervey, le cœur déchiré par le doute, le comte fut le premier à remarquer l’évanouissement de la comtesse, et se précipita vers la table de nuit. Là, remplissant un verre de limonade, il vint l’approcher de la bouche d’Anna; mais les lèvres contractées de la jeune femme refusèrent le breuvage, et, le front couvert d’une pâleur mortelle, elle demeura dans le fauteuil sans mouvement.

— Ah! monsieur, dit Robert avec un poignant désespoir, vous l’avez tuée : cet ange est remonté au ciel.

En cet instant, un bruit de voix résonna dans la cour; l’on entendit la porte du vestibule s’ouvrir avec fracas; des pas agités retentirent dans le corridor; la porte, enlevée sur ses gonds, livra passage à un long corps qui semblait tomber du ciel. Avant que Marmande et Kervey eussent pu se rendre compte de cette brusque apparition, le baron, car c’était lui, avait fait sauter le verre de limonade que son gendre tenait à la main en s’écriant : — Malheur, malheur sur moi! il est trop tard! Ma fille est empoisonnée ! ...

Le spectacle qu’offrait la chambre en ce moment avait quelque chose d’étrange. George et Robert se tenaient debout près du fau-