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— Pas une minute.

— Grâce ! ... pitié ! ...

— Que Dieu te reçoive à merci ! dit le vieillard, qui, appuyant le canon de son fusil sur le front de l’empoisonneuse, serra du doigt la gâchette.

Un coup sec et inutile retentit seul : la capsule manquait sous le chien; mais le corps de l’infernale créature ne s’en affaissa pas moins sur le parquet, comme une masse inerte. Au moment où l’anneau de fer avait touché son front, ses esprits l’avaient abandonnée.

Longtemps le baron resta debout, près du corps étendu devant lui, le remuant du pied, comme il aurait pu faire des restes de quelque animal venimeux. Le vieillard hésitait à frapper un cadavre. Enfin la baronne reprit ses sens : comme par un mouvement mécanique, elle se releva sur son séant. Un rire hébété contractait ses lèvres, ses yeux roulaient égarés dans leurs orbites. La main de Dieu avait frappé,... L’empoisonneuse était folle!

Le baron épouvanté se précipita d’un bond hors de la chambre.


VI. — UNE BATTUE.

Le lendemain, vers huit heures de la matinée, une agitation inaccoutumée se faisait remarquer dans la cour du Soupizot. Les gardes, sérieux, affairés, paraissaient et disparaissaient au pas accéléré, tandis que Laverdure s’efforçait de réduire au silence une vingtaine de petits drôles, passablement déguenillés, réunis dans la cour. L’air était vif; un pâle soleil d’automne, perçant avec difficulté les vapeurs du matin, n’envoyait qu’une faible dose de chaleur aux nez du groupe juvénile rougis par le froid, et cependant la gaieté tumultueuse de tous ces petits gaillards résistait au « silence, la marmaille! » que le vieux garde lançait de temps à autre d’une voix magistrale. Soudain les voix se turent, les regards se portèrent avec anxiété vers un même objet, et la bande se mit à courir à toutes jambes vers l’extrémité de la cour, où elle se réunit en groupe autour de la jardinière du château, qui venait de paraître un panier au bras. Il fallut que Laverdure eût recours à une série de coups de pied paternels pour délivrer la bonne femme de ce chaleureux accueil, et grâce à son intervention elle put continuer sa marche et arriver saine et sauve, ainsi que son fardeau, au bas de l’escalier du château. Là elle s’arrêta, déposa le panier à terre, et l’on put s’expliquer la cause du tumulte qu’avait provoqué l’apparition de la jardinière. Le panier contenait deux vastes miches de pain, un beau quartier de lard et un fromage de l’apparence la plus provocante, alimens solides que la libéralité des comtes de Marmande