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Malheureusement un grand défaut est commun, aux deux ouvrages : ce défaut est la longueur, la prolixité, la diffusion. Ménage a beau dire que ceux qui blâment la longueur des romans de Mlle de Scudéry ne voient pas que ces romans sont de véritables poèmes épiques, chargés, à la façon de Virgile et d’Homère, d’épisodes et d’incidens qui en reculent le dénoûment[1]. N’en déplaise au savant critique, les épisodes de l’Enéide et surtout de l’Iliade se lient intimement à l’action générale, l’accroissent et l’agrandissent, augmentent l’intérêt et servent au dénoûment, tandis que les épisodes du Cyrus, trop nombreux et enchevêtrés les uns dans les autres, rompent à tout moment le cours du récit et font oublier le sujet fondamental. Pour nous du moins, notre mémoire n’est pas assez forte pour porter un pareil poids, et nous n’avons pu venir à bout d’embrasser l’ensemble et les diverses parties de cet immense roman qu’à l’aide d’analyses et d’extraits multipliés, et grâce à tout un travail que le lecteur ne se doit pas imposer. Et la longueur n’est pas seulement dans le récit et dans l’infinie multitude des histoires qui le divisent sans cesse ; elle est partout, dans les descriptions de lieux, dans les réflexions, surtout dans, les conversations, qui, avec les portraits, forment, à nos yeux, le plus grand agrément du Cyrus, le trait le plus caractéristique du talent de Mlle de Scudéry.

Confessons-le : nous avons l’âme un peu faible à l’endroit des conversations du Cyrus. Oui, nous les aimons, parce qu’avec infiniment d’esprit il y a bien de la délicatesse, et des trésors de fines observations, toujours agréablement exprimées, sur tous les sentimens du cœur, surtout du cœur féminin, comme aussi sur la société, les rangs, les devoirs, les vertus, les caractères ; nous les aimons encore parce qu’elles nous donnent une heureuse idée des conversations du temps, telles qu’elles avaient lieu dans les bonnes compagnies d’alors, aristocratiques ou même bourgeoises, sans être communes ; nous les aimons enfin parce qu’elles nous sont une vivante image de cette passion de la conversation, éteinte aujourd’hui avec tant d’autres nobles passions, mais qui faisait autrefois le charme de la société française, et qui s’y est longtemps soutenue. Le génie de Mlle de Scudéry était pour la conversation, et l’on peut dire que ses Conversations, ses Nouvelles Conversations, ses Conversations morales, ses entretiens sur toute espèce de sujets [2] sont autant de petits chefs-d’œuvre de politesse et de bon goût, qui placent très haut leur auteur dans la littérature féminine du

  1. Ménagiana, édit. de 1705, t. II, p. 9 et suiv.
  2. Mlle de Scudéry les a réunis de 1680 à 1692 en dix charmans petits volumes in-12, admirablement imprimés, qu’on peut offrir à une jeune femme comme une suite de sermons laïques en quelque sorte, une véritable école de morale séculière tirée de l’expérience de la meilleure compagnie.