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Qu’y avait-il de commun, je le demande, entre la morale et cette charmante fantaisie, qu’animait d’un bout à l’autre un souffle de poétique libertinage ? Mais la Ciguë, par malheur, fut représentée à l’époque où l’astre de l’opaque Lucrèce venait de se lever à l’horizon ; le vent soufflait à la réaction, et M. Augier fut, sans l’avoir cherché, salué dès le premier jour comme un des chefs de l’école qui allait mettre un terme aux saturnales de l’école romantique. Il est juste de dire qu’il y eut là un malentendu ; le public, comme il arrive souvent, prit la forme pour le fond et l’expression pour la pensée. Si M. Augier fut salué, dès la Ciguë, comme un des futurs vengeurs de la morale et de la littérature honnête, ce ne fut pas à cause des sentimens exprimés, mais à cause de la forme dont ils étaient recouverts. On fut surpris de cette forme tempérée, de ce langage modéré, qui succédaient aux violens styles et aux éclats de voix de l’école romantique. C’en fut assez pour faire nommer M. Augier lieutenant de M. Ponsard, événement fâcheux, et tout au désavantage de M. Augier, car la différence est grande entre ces deux poètes. Depuis cette époque, M. Augier a fait tout ce qu’il a pu pour mériter son titre et gâter un vif, ingénieux et robuste talent. Au lieu de rester fidèle à la vérité et d’observer sincèrement la nature, il s’est mis à prêcher les bonnes mœurs et la morale. Hélas ! quelle morale ! On a pu voir, le jour où fut représentée Gabrielle, jusqu’où peut aller un homme de talent engagé dans une voie fausse, et qui se mêle de choses qui ne le regardent pas. Tout était faux dans cette œuvre malheureuse, depuis le plan de la pièce, où l’unité de temps et de lieu était observée contre toutes les lois du bon sens, jusqu’aux moindres détails du style. On allait de merveille en merveille, on ne savait ce qu’on devait le plus admirer, de ces passions qui trouvaient moyen, en marchant d’un pas si timide, d’arriver, dans l’espace de vingt-quatre heures, jusqu’aux frontières de l’adultère et de l’enlèvement, ou de ces personnages qui avaient des allures si bourgeoises et qui s’exprimaient si prétentieusement. Jamais on n’avait employé un style si fleuri pour dire que la poésie consiste dans la prose. Une seule scène rachetait heureusement ces passions sans tempérament et ces personnages sans intérêt, la scène où Adrienne fait à Gabrielle la confession de ses fautes d’autrefois. Je cherche un mot pour caractériser cette œuvre vraiment excentrique et tout à fait en dehors du bon sens. « La révolution allemande est une vache au galop, » disait un diplomate en parlant des événemens de 1848 ; vaches au galop, la morale, les passions, la poésie de Gabrielle !

Encore un mot sur la fausse direction que M. Augier a donnée à son talent. Il aime la comédie de fantaisie, et c’est même là sa préférence la plus marquée. Tantôt il fait un élégant pastiche grec, la