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trop de parler de l’affranchissement des nègres. Attendez que le public s’accoutume à vous. Sinon, la pièce pourrait finir dès le premier acte, et le héros, jeté dans un baril de goudron liquide, et emplumé, prêterait à rire aux spectateurs. Au ravoir, miss Alvarez. Viens avec moi, Jeremiah. Il est temps de répondre au feu de Craig.

Les deux amis sortirent et laissèrent John Lewis seul avec Julia.

La belle créole était nonchalamment assise, les bras croisés, les yeux à demi fermés. Entre les paupières passait languissamment un regard plus doux que le miel d’Hybla et plus pénétrant que l’acier le mieux trempé. Le bon swedenborgien ne s’était jamais vu à pareille fête. L’Anglaise la plus belle a toujours quelque chose d’original et de heurté où le regard s’arrête et s’accroche : c’est un mélange de raideur puritaine et d’orgueil anglo-saxon qui étonne beaucoup plus qu’il ne séduit. On devine la femme qui est libre avant le mariage et maîtresse impérieuse au logis après la cérémonie nuptiale. Julia, Espagnole, créole et catholique, était la grâce même ; malheureusement elle avait aussi toute l’étourderie des nègres à qui la bienfaisante Providence a ôté la prévoyance et le bon sens, pour qu’ils sentissent moins leur misère. Du premier coup d’œil, elle vit que l’Anglais l’aimait, et elle s’amusa de cette passion soudaine. Elle avait aimé déjà, et, comme dit Byron, après le premier amant la femme n’aime plus que l’amour : elle voulut exciter la jalousie d’Acacia, et choisit le pauvre Lewis pour victime de sa coquetterie.

— C’est une glorieuse entreprise que la vôtre, monsieur, dit-elle après un instant de silence. Affranchir une race méprisée et braver les moqueries et la haine des hommes, voilà ce qu’on voit rarement au Kentucky.

— Miss Alvarez, dit-il avec gravité, c’est le devoir de tout bon Anglais de venir au secours des faibles et des opprimés. C’est un Anglais qui inventa la philanthropie. L’Angleterre, disait notre grand Wilberforce, est le palladium de la liberté. Partout où s’étend une main libre et généreuse, cette main est celle d’un Anglais.

Un bâillement étouffé entr’ouvrit légèrement les lèvres de Julia.

— Chose étrange, pensait-elle, qu’un Anglais en tête à tête avec la femme qu’il aime passe le temps à lui vanter l’Angleterre !… J’ai lu, dit-elle tout haut, le Semi-Weekly Messenger qui rend compte de vos travaux apostoliques. Vous avez dû courir bien des dangers dans les montagnes du Thibet, et c’est un grand bonheur que la fille du grand-lama ait pris soin de vos jours. Partout les femmes adoucissent ou préviennent les effets de la fureur des hommes.

— Oui, miss Alvarez, quand elles sont belles et bonnes comme vous l’êtes.