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Cette peinture de l’avilissement de l’homme par l’esclavage est poignante. L’auteur ne déclame pas; quelques traits lui suffisent pour exprimer sa pensée. L’ignominie du maître, la dégradation des gladiateurs, cette émulation dans la honte, dernier sentiment qui leur reste, tout cela est rendu avec une précision qui double l’énergie du tableau. Un contraste singulièrement dramatique va rendre la peinture plus terrible encore. Dans cette partie des jardins que Glabrion et Thumélicus viennent de laisser vide, deux femmes se présentent. Ce sont des esclaves aussi, des captives germaines, Thusnelda, la veuve d’Armin[1], et sa suivante Ramis. Tout abattue qu’elle est par vingt années de captivité et d’infortunes, Thusnelda n’a pas renoncé à l’espérance; la haine de Rome la soutient, l’amour de la Germanie entretient dans son âme un invincible enthousiasme. Ce matin même, elle a reçu, roulé autour d’une pierre et lancé de loin par une main invisible, un billet écrit dans la langue de ses forêts, et elle y a lu ces mots : « L’heure de la délivrance est proche; au milieu du jour, à l’heure où le soleil est brûlant, à l’heure où l’œil de l’espion se ferme sous sa paupière alourdie, j’escaladerai la muraille. Attendez-moi dans les jardins. » Ce messager inconnu que Thusnelda et Ramis sont venues attendre, le voici : c’est Mérowig, un vaillant chef, envoyé à la veuve d’Armin par l’assemblée des tribus germaniques. Il vient annoncer à Thusnelda que les tribus ont élu son fils pour commander la Germanie tout entière et marcher contre Rome. — Mon fils! répond la noble femme. Hélas! à peine avait-il ouvert ses yeux à la clarté du jour, Rome l’arracha de mes mains. L’Allemagne me demande le fils d’Armin? Hélas! hélas! je ne peux le lui donner. Mon fils, mon Sigmar bien-aimé, où est-il? — Je sais où il est, répond Mérowig. Ne te lamente pas ainsi. Ton fils vit, il est à Ravenne, plein de force et de jeunesse, et j’ai appris qu’aujourd’hui même il devait venir à Rome... — Mérowig n’en peut dire davantage, un bruit de pas qui s’approchent l’oblige de prendre la fuite. Engourdi par la chaleur, Thumélicus est sorti de la chambre de Glabrion pour respirer l’air du jardin; Thusnelda l’aperçoit : « O ciel! est-ce l’ombre d’Arminius? non, c’est lui, c’est mon fils, mon Sigmar! » Et elle l’enlace de ses bras, elle le presse sur son cœur; puis, brisée par l’émotion, ivre de ce bonheur qu’elle n’espérait plus, elle tombe évanouie aux pieds du gladiateur.

Voilà, ce me semble, une action tragique vivement indiquée dès le début. C’est entre le fils et la mère que le drame va s’engager. La mère est dévouée à sa patrie; le fils est un histrion du cirque de César. La veuve d’Armin réussira-t-elle à réveiller dans l’âme du gla-

  1. Armin ou Hermann, prince des Chérusques, celui que les Romains appellent Arminius, et qui massacra les légions de Varus dans la forêt de Teutobourg.