Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/159

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’on doute de lui. Cette fougue impétueuse, n’est-ce pas le signe d’une grande nature? Que de promesses, que de ressources dans cette fermentation du sang! Mérowig n’est point dupe; il voit bien que ce n’est pas là l’emportement de la jeunesse, mais l’impuissance morale d’un cœur avili. Il faut entendre alors avec quelle force Thusuelda réfute les accusateurs de son fils. Son esprit a beau démentir tout bas les paroles que prononcent ses lèvres, elle oblige son esprit à se taire, elle veut se convaincre elle-même. Et toujours, au milieu de ces nobles paroles, à travers l’exaltation fébrile de son espoir, on entend retentir, comme une protestation grossière, le chant aviné du gladiateur. Cette scène est une des plus belles du drame de M. Halm[1].

Enfin l’épreuve décisive va s’accomplir. Le fils d’Armin arrive, alourdi par le vin, hébété par la débauche, et tour à tour Thusnelda et Mérowig font briller à ses yeux tout ce qui peut secouer sa torpeur. Mérowig le salue prince des Chérusques : « Prince, debout! Voici l’épée d’Armin, venge-toi, venge ton père, venge ta patrie! » Thusnelda lui dit : « Si tu veux être un gladiateur, eh bien ! montre donc ce que tu sais faire, et que Rome soit ton ennemie! Frappe-la! renverse-la de fond en comble, cette Rome qui n’est que pourriture, cette Rome qui nous a enchaînés tous les deux, qui t’a fait gladiateur, et qui veut te tuer demain! » Thumélicus les croit fous. « Vaincre Rome! Qui donc a jamais vaincu Rome? — Nous, dit le Germain, dans la vallée de Teutobourg. » Peu à peu cette idée d’une conquête de Rome finit par entrer dans l’épaisse cervelle de l’esclave; il sera césar, lui aussi! il sera vêtu de la pourpre! il sera le roi du cirque! « L’idée est bonne, dit-il en balbutiant comme un homme ivre... Mais en voilà assez pour aujourd’hui... Lycisca m’attend... Nous reparlerons de cela... demain. — Demain! s’écrie Mérowig; mais demain tu dois combattre dans le cirque, et si... — Si je suis frappé à mort, veux-tu dire? Non, je serai vainqueur; il faut que je sois vainqueur. — Et fusses-tu vainqueur, insensé! crois-tu donc que tu aurais encore le choix? crois-tu que l’Allemagne choisirait encore pour son chef un homme qui se serait battu avec des esclaves, vil esclave lui-même, un homme qui se serait déshonoré dans le cirque? » A ces mots, Thumélicus éclate. Décidément il n’y a plus d’autre sentiment chez ce malheureux que l’amour du vil métier qu’il fait. Il entre dans une sorte de fureur bestiale, il insulte ces sauvages, ces barbares qui n’honorent pas les gladiateurs de César, et il leur déclare que jamais, l’Allemagne entière fût-elle

  1. C’est Mme Julie Rettich qui a créé à Vienne le rôle de Thusnelda; elle rend admirablement ce mélange d’exaltation factice et de secret désespoir.