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intervienne dans l’action. La figure dégradée de Thumélicus est peinte avec la force et la sobriété d’un maître. Thusnelda est bien une de ces femmes germaines si noblement glorifiées par l’historien latin : «On a vu, dit Tacite, des armées chancelantes et à demi rompues que des femmes ont ramenées à la charge par l’obstination de leurs prières. » Si les prières obstinées de Thusnelda viennent échouer contre l’avilissement de son fils, l’exaltation de son âme ne se comprend que trop bien, et l’horreur du drame est justifiée. La pitié, la terreur, et aussi cette admiration de la vertu que Corneille, suivant le témoignage de Boileau, avait ajoutée aux règles d’Aristote, voilà les sentimens que l’action développe en nous, et qui la rendent complète. J’ai prononcé le nom de Corneille; M. Halm a lu avec intelligence les chefs-d’œuvre de ce grand maître. J’étais à Vienne à l’époque où, la question du Gladiateur de Ravenne passionnant tous les esprits, M. Halm avait été obligé de s’en déclarer l’auteur; j’eus occasion de voir le brillant poète, et comme je le félicitais du succès de son œuvre : « Je dois beaucoup, me dit-il, aux poètes de la France, à Racine, à Corneille surtout; ils m’ont appris l’unité du plan et le développement des passions. » Ce n’était pas là une parole de courtoisie adressée par un poète d’Allemagne à un écrivain français, c’était l’expression fidèle d’un sentiment vrai. Certes l’inspiration du poète est bien allemande : ce sont des passions allemandes qu’il met en scène; son mérite est de les avoir exprimées avec force, sans s’inquiéter des subtilités systématiques si chères à certaines écoles de son pays. Il ne s’est pas adressé à des rêveurs, à des faiseurs d’esthétique transcendante, il s’est adressé à des hommes, et tous les cœurs ont battu d’une émotion virile.

Le succès du Gladiateur de Ravenne fait honneur au public allemand. Comment ce public, encore ému de ces mâles peintures, a-t-il pu accueillir avec le même enthousiasme des inspirations absolument opposées? Depuis que l’œuvre de M. Halm parcourt toutes les scènes importantes au-delà du Rhin, un seul drame a obtenu les mêmes triomphes, c’est le Narcisse de M. Brachvogel, représenté pour la première fois à Berlin le 7 mars 1856. On imaginerait difficilement deux œuvres plus dissemblables : celle-ci simple, naturelle, inspirée par l’histoire, fondée sur l’étude des passions et leur donnant cette forme idéale sans laquelle il n’est pas de poésie; celle-là défigurant les faits, recherchant les situations impossibles, les passions artificielles, et substituant à la réalité je ne sais quels prétentieux symboles. M. Brachvogel, avant d’écrire son drame de Narcisse, avait donné un poème, un drame et une tragédie qui ne semblaient pas de nature à lui présager des triomphes au théâtre. On y voit tous les signes d’un esprit inquiet et confus, d’une imagination fiévreuse