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et stérile. Le drame de Jean Favard ou l’Amour des riches (1850) est une ténébreuse peinture de la corruption parisienne; la tragédie Aham, le médecin de Grenade (1852), est un long roman espagnol; le poème intitulé Métempsychose (1854) est le rêve malsain d’un bouddhiste allemand. Du Paris du XIXe siècle à l’Espagne du XVe et de l’Espagne au fond de l’Orient, l’auteur était en quête de nouveautés bizarres, essayant de suppléer par la singularité des sujets à la pauvreté de son invention. Assurément tout n’est pas à mépriser dans les premières productions de M. Brachvogel. Si Jean Favard n’est qu’un grossier mélodrame, il y a dans le Médecin de Grenade plus d’un détail poétique; mais quelle étrange manie de mettre partout des symboles, de transformer ses personnages en formules, et de supprimer la vie et l’émotion au profit d’abstractions pédantesques! Quand un poète de théâtre recourt à de pareils procédés, il semble bien que l’inspiration dramatique lui fait défaut. Il est vrai que nous sommes en Allemagne, et qu’il y a là des écoles constituées tout exprès pour encourager ces bizarreries. M. Brachvogel appartient peut-être au groupe des poètes de l’avenir. Pour moi, cherchant un poète qui m’émeuve et persuadé que les générations à venir feront de même, je laisse là ces étiquettes; c’est l’œuvre qu’il faut juger, et non les prétentieuses intentions d’un philosophe incompris. Jean Favard et le Médecin de Grenade prouvaient que M. Brachvogel avait encore bien des progrès à faire. Qu’est-ce que Narcisse? L’auteur s’est-il corrigé? Que signifie le succès de son œuvre? Telles sont les questions auxquelles je dois répondre.

Le héros du drame de M. Brachvogel est ce génie débraillé, ce philosophe du ruisseau, ce mendiant, ce fou, ce cynique, dont le portrait a été tracé par Diderot d’une plume si vive et si hardie. Vous l’avez nommé, c’est le neveu de Rameau. Seulement l’auteur s’est réservé le droit d’expliquer à sa façon la folie du personnage. Qu’on veuille bien se rappeler le sens exact de la figure dessinée par Diderot, et l’on saura comment procède l’imagination de M. Brachvogel. La guerre est ouverte entre les encyclopédistes et leurs adversaires. Les premiers volumes de l’Encyclopédie viennent de paraître; au théâtre, à l’Académie, dans la presse, l’armée philosophique, victorieuse jusque-là presque sans coup férir, est attaquée subitement avec une vigueur inattendue. Lefranc de Pompignan fait de son discours de réception à l’Académie un réquisitoire contre l’esprit nouveau, Palissot écrit sa comédie des Philosophes, et Rousseau, Diderot, d’Alembert, sont vilipendés sur la scène, tandis que Fréron et Desfontaines applaudissent dans leurs gazettes. Ce sont les batailles de l’année 1760, Voltaire se multiplie; jamais sa verve