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La misère, voilà l’excuse de l’abjection de Rameau ; l’art, voilà la seule chose qui le sauve par instans et l’élève au-dessus de lui-même. Quand il retombe sur son fumier, ce n’est plus que le laquais congédié d’une comédienne, et il se venge des humiliations de sa vie en affichant le matérialisme le plus hideux qui fut jamais.

Tel est le neveu de Rameau dessiné d’après nature par un peintre qui le connaissait bien. C’est à la fois le portrait d’un homme et le portrait de toute une race d’hommes au XVIIIe siècle. Écoutez maintenant ce qu’en a fait M. Brachvogel. Narcisse Rameau est une âme candide qu’une affliction profonde, imméritée, a jetée dans le désespoir et la folie. Il était marié, sa femme était jeune, belle, et il l’aimait avec passion ; un jour elle est partie et n’est plus revenue. Séduite par quelque grand seigneur, attirée par le tourbillon de la vie parisienne, elle a quitté l’humble foyer de l’artiste, et qui sait dans quels salons dorés ou dans quels égouts infects la malheureuse traîne aujourd’hui sa honte ? Narcisse ne s’est pas donné la peine de suivre ses traces ; le monde, depuis ce jour-là, n’est à ses yeux qu’un réceptacle d’infamies. Il se venge sur l’univers ; il bafoue le genre humain et celui qui l’a créé. Ce génie qu’il a reçu en naissant, et qui aurait pu produire de grandes choses, ne lui servira qu’à se dégrader lui-même. Chaque parole qui sort de sa bouche est un sarcasme empoisonné ; on l’écoute, on rit, mais on a senti la pointe du stylet, et la blessure saignera longtemps. Le soir et le matin, sur les boulevards, aux théâtres, dans les jardins publics, Narcisse est toujours là, l’amertume au cœur, la raillerie aux lèvres, aboyant aux petits et aux grands. Quelle est donc cette femme dont la trahison a bouleversé ainsi l’âme candide de Narcisse ? Admirez ici l’imagination de M. Brachvogel ; cette femme, c’est la marquise de Pompadour en personne. Avant d’épouser M. Lenormand d’Étioles, Antoinette Poisson avait été la femme de Narcisse Rameau. Depuis le jour où Antoinette a quitté son mari, ils ont suivi tous les deux des chemins bien différens. L’honnête homme a roulé d’ignominies en ignominies jusqu’aux bas fonds de la société ; la femme coupable est montée d’honneurs en honneurs jusque sur les marches du trône. Voilà le contraste que M. Brachvogel a voulu peindre, et qui lui fait violer si audacieusement toutes les données de l’histoire.

Une fois résolu à disposer souverainement des hommes et des choses du passé, M. Brachvogel ne reculera pas devant les inventions les plus extravagantes. Le mariage d’Antoinette Poisson et de Narcisse Rameau est une fantaisie très admissible, si on la compare à celles qui vont suivre. Le drame s’ouvre au moment où la marquise de Pompadour est sur le point d’épouser le roi Louis XV. Ne vous récriez pas ; la chose est réglée ainsi, et il n’y a rien à y changer :