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Barry, les gentilshommes de la chambre, les dames d’honneur, viennent de prendre place. M. de Choiseul est debout auprès de la marquise. On commence. Il fait nuit. La reine de Juda, en proie à ses remords, ne peut goûter une heure de sommeil. La voilà errante à travers les salles désertes du palais, et, dans son délire, elle aperçoit de toutes parts des apparitions vengeresses. Tout à coup, ce n’est pas un fantôme, c’est Samuel, son premier mari, qui est là en face d’elle, et qui lui crie d’une voix tonnante : « Me reconnais-tu, moi que tu as repoussé avec mépris? Je viens t’arracher ton diadème... » Mme de Pompadour épouvantée s’évanouit, et Narcisse, reconnaissant sa femme dans la favorite, s’abandonne à une folle colère, qui se traduit en discours ampoulés. Quelques passages de cette scène ridicule suffiront à donner une idée du lyrisme habituel de M. Brachvogel.


« NARCISSE. — Tu m’as abandonné, femme sans foi; tu t’es plongée dans les délices tandis que j’étais réduit à mendier, tu t’es dégradée toi-même pour courir après un fantôme de puissance; tout cela, je te le pardonne, car tu es punie par ton déshonneur même. Mais que toi, toi, Antoinette, tu sois devenue, tu aies pu devenir cette Pompadour, voilà ce que je ne puis pardonner... Ne comprends-tu pas que c’est la patrie qui est ici personnifiée en moi, la patrie déshonorée, désespérée, frappée de folie, qui te maudit par ma bouche? Je suis l’humanité, je suis ton siècle; vois ce que tu en as fait! Que nous rendras-tu pour nos haillons, pour nos larmes, pour notre innocence perdue, pour nos âmes avilies? (Il la secoue avec force.) Le jour du jugement dernier est venu. Les trompettes du ciel retentissent, les soleils pâlissent, les étoiles s’effacent, la mort parcourt la terre sur son cheval, et elle fauche, elle fauche partout les humains qui lui ont été livrés à cause de tes crimes; et quand tu descendras aux enfers, quand tu iras prendre place dans les légions des damnés, les diables pousseront des cris de joie, car l’heure de la délivrance aura sonné pour eux, et en face de ta faute ils paraîtront aussi purs que les anges. Tu leur feras horreur, ils s’enfuiront devant toi, et tu demeureras seule dans les domaines de l’épouvante.

« MADAME DE POMPADOUR, poussant un cri, d’une voix égarée. — Eh bien! donc, après moi le déluge! (Elle tombe à la renverse et meurt.)

« TOUS. — Elle est morte !

« NARCISSE, dont le délire va croissant. — Oui, le déluge! du haut du ciel, il pleut du feu, du fiel et des larmes. Du fond des marais de la misère et du crime sort une race dénaturée qui hurle par les rues en demandant du sang. Du sang! du sang! hourra! hourra! et au milieu des éclats de rire on voit rouler dans la boue des cadavres sans tête, les cadavres de la mère et de l’enfant, de l’ami et de l’ennemi. Sur le trône vide de Dieu s’assied en ricanant la raison humaine, la raison devenue folle, qui calcule, qui fait ses comptes, car elle a encore besoin de cinq mille cadavres pour vivre, et le déluge monte toujours, il s’étend, il pénètre jusque dans l’enfer; c’est là que nous nous retrouverons, (Il pousse un cri, tombe et meurt.)