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et un ans, il y avait d’excellens maîtres imbus des saines doctrines du siècle précédent. Ansani, ténor célèbre de la fin du XVIIIe siècle, qui avait soutenu avec David père une rivalité qui a divisé l’Italie en deux camps, y était professeur de chant. Homme d’un goût parfait, instruit, disant aussi bien la musique large et de sentiment que celle qui exigeait de la flexibilité, Ansani était si peu lecteur, que les élèves étaient obligés de lui apprendre le morceau sur lequel ils désiraient avoir ses conseils. Garat, qui fut un virtuose de génie et qui a formé au conservatoire de Paris les meilleurs chanteurs français des vingt premières années de ce siècle. Garât n’était pas un musicien plus instruit que ne l’ont été Ansani, Rubini, David fils ou Mme Pasta. Dans certaines organisations délicates, il y a une sorte d’instinct qui supplée, pour les arts d’exécution, à la connaissance des signes matériels de la langue; il est même quelquefois dangereux de réveiller ces natures bien douées, et de vouloir leur communiquer trop tard ce qui ne s’apprend parfaitement que dans la jeunesse. On pourrait presque affirmer que le meilleur résultat qu’on puisse obtenir d’une longue pratique de l’art, c’est de reconquérir la liberté première de l’instinct qu’on a dû perdre pendant les années d’initiation. « Quiconque, a dit admirablement Beethoven, est arrivé à quelque chose a dû oublier le savoir-faire... Il a dû perdre son chargement d’expérience... » Topffer a fait aussi sur ce sujet intéressant des remarques non moins fines que judicieuses[1]. Lablache m’a souvent avoué qu’il devait à son maître Ansani tout ce qu’il avait appris comme détail de vocalisation, la bonne émission de la voix, son assouplissement graduel et la diction parfaite, qui était l’une des plus belles qualités de son talent; mais l’homme qui a le plus heureusement influé sur la destinée de Lablache, comme chanteur dramatique, ce fut Raffanelli, bouffe excellent, qui a fait partie de la fameuse troupe de chanteurs italiens qui vint à Paris en 1789. Lablache a rencontré cet artiste distingué, dont les vieux amateurs de Paris se souviennent encore avec plaisir, au théâtre de la Scala, à Milan, où il remplissait les modestes fonctions de régisseur. Dans toute la fleur et l’ardeur de la jeunesse, Lablache se soumit, en grand artiste qu’il était déjà, aux conseils et à la vieille expérience de Raffanelli. Celui-ci allait se blottir au fond d’une loge obscure pendant les répétitions générales, et faisait ses remarques sur le jeu, la diction et la manière de chanter de son brillant émule. Le lendemain, Lablache corrigeait, ajoutait ou modifiait ses effets jusqu’à ce qu’il eût satisfait le goût difficile de ce vieux Chiron de l’opera buffa. Ce sont les conseils de Raffanelli qui ont fait comprendre à Lablache que la musique bouffe des vieux maîtres napolitains devait être autrement chantée que celle de Mozart ou de Rossini. Ces nuances dans l’expression de la gaieté humaine, qui semblerait devoir être aussi invariable que la cause qui la produit, constituent la supériorité de l’artiste dramatique qui en sait rendre l’accent, car il est bien évident que la gaieté de Beaumarchais ne ressemble pas à celle de Molière, pas plus que le brio mordant du Barbier de Séville ne peut être confondu avec la gaieté sereine et bénigne du Mariage secret. Personne n’a égalé Lablache dans cet art si difficile des métamorphoses drama-

  1. Voyez Menus Propos, t. II, p. 114.