Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/228

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tiques. Il était curieux de connaître la tradition des grands artistes qui l’avaient précédé dans la carrière, et il ne manquait pas une occasion qui pouvait lui apprendre quelque ruse oubliée de l’art infini d’exprimer les sentimens. Aussi, dans les villes qu’il a successivement visitées, Lablache recherchait avant tout la société des artistes et des hommes de goût qui appartenaient à une autre génération. Il m’a souvent parlé avec enthousiasme de Mme Tomeoni, qu’il a connue à Vienne, cantatrice distinguée pour qui Cimarosa avait écrit le rôle de Fidalma du Mariage secret. Il a connu aussi dans sa jeunesse, à Naples, la vieille Coltellini, Mme Mericofre, cantatrice et comédienne du plus rare mérite, qui a créé les rôles de la Molinara, de la Cuffiara et de la Nina de Paisiello. « C’était la femme, la cantatrice la plus parfaite que j’aie rencontrée dans ma vie, me disait un jour Lablache. J’ai eu souvent le plaisir de faire de la musique avec elle. Entre autres morceaux que nous aimions à chanter ensemble, je vous citerai un duo de la Serra padrona de Paisiello, où je fus émerveillé de l’esprit, de la verve et du style que déployait cette excellente vecchierella, qui m’a fait comprendre ce qu’a dû être l’art de chanter ne’ tempi beati. »

Voilà par quels chaînons intermédiaires Lablache a pu remonter jusqu’à la source de la vieille école italienne, et réunir dans son admirable talent des qualités si diverses. Il aimait son art avec une passion si vive et si sincère, qu’il était heureux de trouver des personnes qui partageassent son antipathie pour certaines tendances de la musique moderne. La première fois que j’eus l’honneur de me rencontrer avec Lablache (c’était dans le magasin d’un éditeur de musique où il faisait de fréquentes stations nécessitées par sa vaste corpulence), la conversation ayant tourné aussitôt vers le sujet qui intéressait le virtuose, je fis une sortie des plus vives contre les ouvrages de M. Verdi, qu’on commençait à donner au Théâtre-Italien. J’appuyai ma thèse de quelques citations empruntées aux chefs-d’œuvre de l’ancienne école, et je me rappelle que je chantonnais même une cantate d’Astorga et un fragment d’un madrigal de Scarlatti, — cor moi, deh ! non languire. — Je voyais sur la belle figure de Lablache l’expression d’une joie intime qui encourageait ma verve. J’étais à peine sorti, que Lablache, ayant demandé mon nom à la maîtresse de la maison, courut après moi et me dit : « Vous m’avez fait un bien grand plaisir! » Je m’inclinai en lui répondant que le profit de l’entretien avait été tout en ma faveur. « Trêve de complimens, répliqua Lablache. Je pense exactement comme vous, et depuis longtemps; mais, comme je suis plus âgé que vous, je me dis intérieurement : Tu vieillis, tu n’es plus en état de comprendre la beauté des nouvelles transformations de l’art! Vos paroles m’ont donc enchanté, puisqu’elles me prouvent que je ne suis pas aussi bête que je le croyais. » En disant ces mots, il me tendit la main avec un large et bon sourire.

Quelle qu’ait été la distinction de Lablache dans tous les genres de musique qu’il a voulu aborder, quelque admirable qu’il fût dans certains rôles de l’opera seria, tels que celui d’Assur de Semiramide, de Fernando de la Gazza ladra, d’Elmiro d’Otello, d’Henri VIII d’Anna Bolena, dans l’Agnese de Paër et dans l’Elisa e Claudio de Mercadante, c’est dans l’opera buffa qu’il était vraiment supérieur, et dans certains rôles de l’ancien répertoire