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il était inimitable. L’obésité précoce qui s’est emparée de Lablache, et sa formidable voix, qu’il ne pouvait pas faire manœuvrer avec la volubilité nécessaire à la musique de Rossini, l’ont forcé d’abandonner de très bonne heure les rôles importans de l’opera seria, où il avait des rivaux redoutables, comme Galli, Zucchelli et Pellegrini, qui était si beau dans l’Agnese de Paër. Gêné par son vaste abdomen, Lablache n’avait pas la respiration assez longue pour dire les phrases calmes et développées avec la sonorité modérée et ce long horizon dans le style qu’il concevait si bien. C’est dans les ensembles qu’il fallait entendre Lablache, dans l’introduction de Semiramide, dans le finale d’Otello, dans celui du troisième acte de Moïse, dans la Norma, dans l’introduction de Lucrezia Borgia et dans le finale du Barbier de Séville. Dans ces formidables unissons de voix et d’instrumens, Lablache dominait comme Stentor au milieu des Grecs ahuris, et ses notes retentissaient dans les profondeurs de l’harmonie comme

Il rauco suon della tartarea tromba !

Les rôles comiques que Lablache a plus particulièrement marqués de son originalité créatrice, ce sont il podestà de la Gazza, Bartolo du Barbier de Séville, Campanone de la Prova d’un opera seria, don Magnifico de la Cenerentola, don Pasquale, qui a été écrit expressément pour lui, et Leporello dans le chef-d’œuvre de Mozart. Jamais le personnage si compliqué de Bartolo n’a été rendu avec l’ampleur de caractère qu’y déployait Lablache. Comme il chantait l’air si difficile : A un dottor della mia sorte, et avec quelle bonhomie charmante il disait le petit couplet vieillot : Quando mi sei vicina du second acte! Personne n’a rendu comme Lablache l’air incomparable de Leporello :

Madamina, il cattalogo è questo,


avec ce mélange exquis d’émotion honnête et d’ironie tempérée qu’exige toujours la musique de Mozart. Dans le sextuor du second acte, l’un des morceaux d’ensemble les plus compliqués de rhythme et de modulations qu’il y ait au théâtre, Lablache était prodigieux ; il attirait tout à lui et dominait l’exécution comme un chorége puissant. Cependant le rôle où Lablache était sans égal, c’est celui de Geronimo du Mariage secret. Les avantages physiques de Lablache, ses sentimens d’honnête homme et de bon père de famille, son esprit ouvert, sa franche gaieté et ses penchans d’artiste avaient trouvé dans ce personnage du chef-d’œuvre de Cimarosa leur plus complète manifestation. Il en est ainsi de presque tous les artistes dramatiques. Quelles que soient la variété de leur répertoire et la souplesse de leurs facultés d’imitation, ils ont toujours un rôle qui, plus que tous les autres, répond à leurs affinités secrètes. Mlle Rachel était tout entière dans le rôle de Phèdre, comme Mme Malibran dans celui de Desdemone. Aucune cantatrice n’a chanté le rôle de Tancredi comme Mme Pasta, et Mme Mainvielle-Fodor a laissé des souvenirs ineffaçables dans la Ninetta de la Gazza ladra par sa merveilleuse et riche vocalisation. Mme Grisi dans la Norma, Rubini dans la Sonnambula, Duprez dans Arnold de Guillaume Tell, Nourrit dans Robert-le-Diable, Levasseur