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mour l’emporta. — Je l’aime, dit-il, et l’aimerai toute ma vie. Qu’importe le passé ? Je l’emmènerai dans l’Inde, et nous vivrons heureux. Si elle était veuve d’un vrai mari, l’aimerais-je moins pour cela ? Oui, une créature si belle et si parfaite ne doit pas vivre plus longtemps dans cet abaissement. Je veux rendre à Dieu une âme que l’ignorance seule et la faiblesse ont éloignée du devoir, et je vais l’enlever à la pernicieuse influence d’Acacia. Qu’importe l’opinion des hommes ? Je saurai braver leurs moqueries. Qui donc oserait insulter une Anglaise, femme d’un citoyen anglais ?

Sur ce, ayant pris une résolution ferme de ne point reculer, il entra d’un pas rapide chez miss Julia.

Dick veillait.

— Puis-je voir miss Alvarez ? dit John.

— Monsieur, il est bien tard.

— Dis-lui que je viens pour une affaire importante.

— Est-ce qu’il serait arrivé quelque chose à M. Acacia ? demanda Dick d’un ton d’inquiétude.

— Eh bien ! Dick, vous m’interrogez, je crois ? dit l’Anglais avec hauteur.

Dick offensé s’assit.

— Monsieur, dit-il, mon devoir est d’ouvrir la porte, et non pas de répondre aux questions du premier venu. Vous me traitez comme un laquais anglais. Je suis esclave, monsieur ; je ne suis pas laquais, ni Anglais, grâce au ciel ! Demain, s’il plaît à Dieu, je puis être citoyen américain, et un citoyen américain vaut mieux qu’un lord. Je ne connais ici que ma maîtresse, miss Alvarez, que je sers par pur dévouement, comme tous les nègres qui sont ici, et M. Acacia, à qui nous devons tous d’appartenir à une si bonne maîtresse.

Ayant tout dit, le mulâtre se croisa les bras de l’air d’un philosophe qui a lancé un argument sans réplique.

— Insolent ! dit l’Anglais en levant la main sur lui.

D’un bond, Dick fut hors de portée.

— Monsieur, dit-il, grâce au ciel, personne ne m’a encore frappé. Ne donnez pas l’exemple. Je suis très fort, et s’il me plaisait de vous mettre en capilotade, l’opération ne durerait pas cinq minutes. Ma mère était forte comme un cheval, mon père était méchant comme un tigre, et moi, leur fils, j’ai la force de l’un et la férocité de l’autre. Ne me tentez pas, s’il vous plaît.

— Parbleu ! pensa l’Anglais, je suis bien fou de menacer ce pauvre garçon. Que diraient les sociétés abolitionistes de Londres, si elles savaient comment je prêche d’exemple au Kentucky ?

Cependant il voulut entrer dans l’intérieur de la maison. Dick, qui le guettait, se plaça tranquillement sur son chemin.