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sûreté, l’étendue et la finesse de ses sens, mais la pénétration et la sagacité de son entendement. Considérez ensuite la tribu à laquelle il appartient : vous verrez qu’elle vieillit dans une éternelle enfance, et que le contact des peuples civilisés, qui dure depuis trois siècles et demi, ne lui a nullement profité. Transportez-vous maintenant au milieu des Hindous, vous remarquerez le même contraste. Sans doute la civilisation est plus grande dans le Bengale que derrière les Montagnes-Rocheuses, mais elle n’est pas moins dénuée de progrès et d’esprit d’invention.

Malgré leur apathie, les Indiens ne sont pas incapables de toute vertu. Ils poussent plus loin que nous les affections de famille et les dévouemens de la confraternité ; ils ont un fonds inépuisable de générosité. Sur les bords du Gange, des veuves se précipitent dans les flammes pour se brûler avec les corps de leurs maris : on peut citer des traits du même genre chez les Indiens d’Amérique Rien n’est plus fréquent que de voir un fils rester trois jours sans manger à côté de son père expirant. Après sa mort, il visite assidûment, pendant de longues années, son tombeau aérien. Dans les combats qu’ils ont soutenus contre les Européens, les Indiens ont fait admirer non-seulement leur courage et leur sang-froid, mais leur empressement à se sacrifier les uns pour les autres.

Leur religion a peu de part à ce qu’ils font de bon et de généreux : elle a le double inconvénient de celles qu’on enseigne sur les bords du Gange et de l’Indus. Ce qu’elle contient de vrai n’a pas assez d’influence sur les habitudes de la vie, et les erreurs qui s’y mêlent engendrent des pratiques pernicieuses. Les Indiens croient à un grand-esprit, mais ils ne reconnaissent en lui ni bonté, ni sagesse, ni justice. Ils se figurent que l’Être suprême est trop au-dessus des hommes pour s’occuper incessamment de chacun d’eux. Néanmoins ils lui rendent une espèce de culte, et ce culte est celui-là même que Zoroastre prescrivait à ses disciples, lorsqu’il leur disait : « N’élevez à Dieu ni temples, ni autels, ni statues. Riez de la folie des nations qui se figurent que le Tout-Puissant a quelque ressemblance avec la nature humaine. Si vous lui offrez des sacrifices, que ce soit sur les sommets des montagnes ; mais il vaut mieux ne lui adresser que des hymnes et des prières. Il se contentera des vœux de vos cœurs et de la fumée de l’encens. » Les Indiens de l’Amérique septentrionale ne bâtissent pas de temples ni d’autels au grand-esprit, et ne cherchent pas à le représenter sous des images sensibles ; mais ils choisissent les sites les plus imposans pour lui adresser leurs prières et brûler en son honneur les feuilles desséchées du végétal le plus odorant de leur pays, le tabac. Ils soufflent la fumée vers le zénith, et cette cérémonie rappelle, soit le culte du feu, qui s’est toujours pratiqué dans l’Inde, soit l’adoration du soleil, répandue dans l’Asie.

Par malheur, après avoir présenté leurs hommages à l’Être suprême, dont ils méconnaissent la providence, ils les prostituent à des divinités imaginaires auxquelles ils attribuent un pouvoir illimité. Ils vont jusqu’à leur immoler leurs prisonniers de guerre. Ces monstrueux excès s’expliquent par quelques autres dogmes venus également de l’Asie. On sait que, d’après la doctrine de Zoroastre, le grand-esprit a livré le monde à deux ennemis irréconciliables : Ormuzd, le principe du bien, et Ahriman, le principe du mal.