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un profond soupir. — Le cœur me dit, s’écria-t-elle, qu’elle ne tardera pas à entrer ici, et mon supplice va recommencer. — Ces paroles furent accompagnées d’une explosion de larmes et de sanglots, qui finit par dégénérer en une véritable attaque de nerfs, suivie d’un évanouissement. On s’empressa autour de Zobeïdeh, qui revint bientôt à elle, et celle que j’ai nommée l’Européenne lui adressa aussitôt quelques observations amicales : — Voyons, ne deviendras-tu jamais raisonnable ? Porteras-tu jusqu’au tombeau les passions du jeune âge ? Vois Maléka (c’était le nom de la seconde femme d’Osman) ; n’a-t-elle pas les mêmes raisons que toi d’être jalouse ? Et pourtant elle se résigne. Puisque ton mari t’a donné tant de preuves d’inconstance, puisqu’il ne t’aime pas, comment trouves-tu si difficile de ne pas l’aimer ? Si ta position dans le harem est devenue trop pénible, demande le divorce. Tu trouveras aisément un époux plus digne d’amour que ton pacha. — Et l’Européenne, se tournant vers moi, me priait d’exprimer mon opinion sur la conduite qui convenait seule à Zobeïdeh, lorsque celle-ci, sans me laisser le temps de répondre, prit la parole. — Eh bien ! oui, je vous accepte pour juge, madame, mais d’abord écoutez-moi. Je suis entrée dans ce harem à quatorze ans, j’arrivais des montagnes de la Circassie. Voilà vingt-cinq ans que dure ma captivité. Je n’ai aperçu d’autre homme que mon mari, et sans doute mes parens sont morts. Le premier jour que j’ai vu le pacha, je l’ai aimé passionnément, follement. Aime-t-on autrement ? L’amour que j’éprouve, je ne puis le comparer à aucun autre, ni par conséquent le juger. J’ai passé ma vie à souhaiter d’être aimée de lui comme je l’aime. Hélas ! je n’ai eu que de courts momens d’illusion, après lesquels je retombais dans l’enfer… On me dit qu’il n’est plus ni jeune ni beau : je n’en sais rien ; je n’ai pas vu d’autre homme que lui… On me parle de ma dignité : est-ce donc quelque chose qui inspire l’amour, qui donne le bonheur ? On me conseille de sortir d’ici : où irais-je, et comment changer mon existence sans me changer moi-même, sans détruire tous mes souvenirs, toutes mes affections, toutes mes espérances ? Non, ma place n’est qu’ici ; ma vie s’est passée à souffrir dans ce harem : — - dites-moi, madame, si elle peut changer…

— Non, répondis-je. Votre amie a raison en théorie, mais la situation qui vous est faite ne peut être jugée à ce point de vue. C’est ici que votre destinée doit s’accomplir. Tout ce que je puis vous conseiller, c’est de travailler à vous vaincre dans la mesure de vos forces.

— Oui, répondit Zobeïdeh, j’y travaille en effet, et je réussis depuis quelque temps à dissimuler au moins une partie de ce que j’éprouve. — C’était là ce qu’elle appelait travailler à se vaincre !

Le surlendemain, me trouvant seule avec l’Européenne, la conversation tomba de nouveau sur le débat de l’avant-veille, et je dis