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que comptez-vous faire ? reprit-elle. Comptez-vous vous marier ?

Un second oui erra sur les lèvres des enfans.

— Es-tu riche ? demanda aussitôt la mère en s’adressant au jeune homme.

— Riche ! s’écria celui-ci avec étonnement ; vous savez bien que je ne possède rien !…

— Et c’est un mendiant qui prétend épouser la plus belle fille de Circassie s’écria la mère. Et toi, Zobeïdeh, tu irais vivre comme la dernière des servantes auprès de ce jeune homme ! Sais-tu ce que c’est que la misère ? sais-tu ce que c’est que le travail ? Regarde tes mains et regarde les miennes ! Sais-tu pourquoi les tiennes sont blanches et douces au toucher, pourquoi les miennes sont rouges et calleuses ? Parce que j’ai été jusqu’ici vouée au travail, parce que je t’ai épargné toute peine et toute fatigue. Et pourquoi ai-je fait cela ? Pourquoi, si ce n’est pour conserver ta beauté, qui est destinée à assurer ta fortune et la mienne ? Vienne le marchand d’esclaves qui passe chaque année par ici, et je suis riche, et tu es sur la voie de devenir une grande dame, une princesse, qui sait ? la mère d’un sultan ! Et tu voudrais échanger tout cela pour une vie de travail et de privations qui te rendrait vieille et laide en moins de deux années ! Remerciez tous deux le ciel que j’aie découvert à temps vos folles pensées, et que je m’oppose à votre commun malheur, car ma fille ne serait pas plus tôt ta femme, mon cher neveu, qu’elle te haïrait pour le sacrifice qu’elle t’aurait fait, et que tu aurais accepté. Ma belle Zobeïdeh irait chercher du bois dans la forêt, laver ton linge à la rivière ; elle pétrirait ton pain, elle soignerait tes vaches, elle négligerait sa personne, et c’est pour un tel résultat que j’aurais travaillé et souffert depuis le jour de sa naissance !

Cette allocution maternelle fit une grande impression sur Zobeïdeh, qui s’éloigna du cousin pour se rapprocher de sa mère. Lui prenant timidement la main, elle la pria de lui pardonner et d’oublier son erreur. Le jeune homme hésita un peu ; mais la raison lui disait qu’en effet Zobeïdeh n’était pas faite pour lui. Bref, tous deux promirent de s’amender, et ils tinrent parole. Zobeïdeh partageait entièrement les idées et les désirs de sa mère, et ces idées étaient trop généralement répandues dans le pays pour que le jeune homme songeât sérieusement à les combattre. La crainte de perdre de sa valeur fut plus puissante dans le cœur de Zobeïdeh que ne l’eût été la pudeur, et elle évita désormais de rencontrer son cousin, et surtout de se trouver seule avec lui.

Cependant la mère, qui se défiait de la prudente réserve de sa fille, résolut de hâter le placement de ce capital fragile. Le marchand d’esclaves, qui faisait sa tournée annuelle dans le Caucase, arriva quelques mois plus tard au village qu’habitait Zobeïdeh. Une