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n’est pas aussi étroite qu’il veut me le faire croire ; sa morale m’offense comme un préjugé national.

L’excellent M. Charles Kingsley trouvera facilement parmi les réflexions précédentes quelles sont celles qui s’appliquent ou ne s’appliquent pas à ses intéressans ouvrages. Ainsi mon imagination ne s’est jamais donné le plaisir de refaire après lui le livre qu’il jetait en pâture à la critique, car M. Kingsley n’est pas de ces auteurs qui passent à côté de leur sujet, ou l’effleurent sans le comprendre. Après lui, il n’y a rien à refaire ; les parties remarquables de ses œuvres sont parfaites en elles-mêmes, et il serait impossible d’y rien ajouter ; les parties qui sont défectueuses le sont d’une manière irrémédiable, et on ne pourrait y rien corriger. Il n’y a donc aucun plaisir de dilettantisme à tirer de la lecture de ses écrits, et ce n’est pas lui qui donnera jamais à son critique la joie de refaire son œuvre et de se transformer un instant en poète à ses dépens. Il y a dans M. Kingsley deux personnes bien distinctes, un artiste et un clergyman, un écrivain et un anglican. Dans tout livre sorti de sa plume, il y a donc toujours deux courans d’esprit très différens, qui s’entremêlent l’un l’autre et se contrarient mutuellement. L’artiste parle, et nous l’écoutons avec bonheur ; mais au même instant l’anglican élève la voix, et le lecteur, qui, comme le duc exilé de Shakspeare, ne demandait pas d’autres sermons que ceux que murmure le vent ou que gazouille le ruisseau, est contraint d’écouter, qu’il le veuille ou non, un sermon qui pourrait être prêché devant une congrégation. C’est un grand défaut assurément, au point de vue de l’art, que cette transformation du roman en instruction pastorale, et cependant le dépit qu’éprouve d’abord le lecteur ne tarde pas à faire place à un sentiment de respect, car c’est de parti pris, avec préméditation, que M. Kingsley se laisse aller à cette confusion des genres. Il est trop éclairé pour ne pas connaître les conditions auxquelles vivent les œuvres d’imagination ; c’est par devoir et par conscience qu’il gâte son livre : il ne lui suffit pas qu’il soit beau, il voudrait qu’il fût utile. Que la critique se raille de lui, pourvu qu’il ait le bonheur de ramener seulement quelques âmes vers les doctrines qu’il croit la vérité ! On ne peut donc juger équitablement M. Kingsley sans tenir compte des devoirs qu’il s’impose avant de prendre la plume. Il n’y a pas à se méprendre à ce sujet : ses livres sont volontairement imparfaits. « Fi de l’art qui ne se propose pas un but utile ! répondrait probablement M. Kingsley, s’il était interrogé. Je n’écris pas pour me faire admirer, mais parce que, possédant le talent d’écrire, j’ai cru que mon devoir m’obligeait à mettre ce talent au profit des doctrines que je sers. Quant au reproche que vous me faites de confondre un roman avec un sermon, je ne m’en soucie pas