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LA POÉSIE GRECQUE DANS LES ÎLES-IONIENNES.

de nature à calmer les insulaires. Aussi, dans la mémorable séance du 20 juin 1857, le parlement ionien déclara-t-il à l’unanimité qu’il défendrait contre tous ses adversaires la nationalité du peuple dont il était le mandataire. Espérons que les Anglais ne perdront pas de vue les sacrifices faits pour cette nationalité par le plus grand de leurs poètes contemporains et par plusieurs illustres philhellènes de l’Angleterre, et qu’ils ne retireront pas les libertés qu’ils ont accordées à un pays dont les instincts indépendans sont trop puissans pour être violemment étouffés. Lord Seaton et lord Young ont déjà donné dans les îles l’exemple d’une politique de conciliation plus conforme au véritable génie d’une nation libérale que celle des Maitland et des Ward.

Tel est le pays où la muse grecque s’est réveillée dans ces derniers temps. On connaît maintenant l’esprit d’indépendance qui anime les populations ioniennes, et on pourra juger s’il se retrouve au même degré dans les manifestations de leurs poètes.


Quand on a visité l’Ionie, on comprend que la poésie pendant longtemps s’y soit inspirée des splendeurs de la nature. Cette lumière éclatante, cette magnifique végétation, ces mers tantôt turbulentes et tantôt paisibles jettent l’âme dans un perpétuel ravissement qui semble bien propre à la détourner des luttes de la politique ou des agitations sociales. Aussi les poètes de l’Ionie ont-ils commencé par célébrer de préférence les nuits embaumées du parfum des orangers, la beauté des vierges ioniennes et les magnificences d’un printemps éternel. Un jour devait venir néanmoins où ils apprendraient des hymnes plus dignes de lèvres viriles à l’école des poètes incultes, mais énergiques, de la belliqueuse Épire[1], héritiers du génie indomptable des Pyrrhus et des Scanderbeg. Les klephtes épirotes n’avaient pas oublié que leurs pères avaient tenu tête aux musulmans à une époque où l’Orient presque tout entier s’abaissait devant eux. Dans les gorges glacées du Pinde et sur les rives sauvages de l’Achéron, on s’entretenait de cette lutte inégale et glorieuse avec un enthousiasme que la domination étrangère ne faisait qu’augmenter. Les terribles montagnards dont les ancêtres avaient épouvanté Rome et vaincu Mahomet II chantaient en vers expressifs les triomphes de l’Épire et ses espérances impérissables. Méprisant la faconde des poètes de la plaine, ils célébraient les exploits de leurs compatriotes avec une concision et une énergie toutes lacédémoniennes[2]. L’amour n’était à leurs yeux qu’une faiblesse honteuse chez un homme qui s’était voué à la défense de la terre natale. Tout guerrier qui s’y abandonnait

  1. Albanie méridionale.
  2. Voyez Fauriel, Chants populaires de la Grèce moderne.