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sera une nation, elle aura toujours une influence prépondérante sur la civilisation du monde, particulièrement en ce qui touche aux arts et aux délicatesses de l’esprit. Ce qui se fait à Londres, à Rome, à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, n’a pas le retentissement immédiat de ce qui s’accomplit à Paris, non-seulement dans la sphère de la politique et des idées, mais dans les simples usages de la vie. Les livres et les journaux qui se publient à Paris sont lus du monde entier, et la France ne peut éternuer que l’Europe ne lui dise : Dieu vous bénisse. C’est là un fait qu’on peut expliquer comme on voudra, mais dont on ne peut contester l’évidence. Tous les grands chefs qui ont gouverné la France, depuis Philippe-Auguste, saint Louis, Louis XI, François Ier, jusqu’à Henri IV, Richelieu, Louis XIV et Napoléon Ier, ont eu la conscience plus ou moins nette du rôle important de cette nation dans les destinées des autres peuples. Dès le XIIIe siècle, en pleine scolastique, Paris était déjà nommé la ville des philosophes, ciritas philosophorum, le laboratoire des idées qui avaient cours en Europe. L’Académie française créée par Richelieu, l’Académie des Sciences créée par Louis XIV sont des institutions plus que nationales, dont l’influence sur les institutions scientifiques et littéraires des autres peuples de l’Europe pourrait être facilement démontrée. L’Académie de Musique, fondée également par la munificence de Louis XIV, est un nouveau témoignage de la suzeraineté intellectuelle de Paris sur les autres capitales. Ce grand théâtre, avec ses pompes, son magnifique spectacle, ses danses, ses machines et ses prestiges de toute nature, a été le modèle qu’ont voulu imiter tous les princes souverains de l’Europe Les plus grands compositeurs ont ambitionné d’écrire un ouvrage pour l’Académie de Musique, qui mettait à leur disposition des moyens d’exécution qu’aucune capitale ne pouvait leur offrir. Gluck y est venu accomplir sa réforme du drame lyrique, Mozart a rêvé toute sa vie le bonheur de composer quelque merveille pour ce grand théâtre, d’où il a été constamment repoussé par des directeurs ignorans. Beethoven, Weber, Mendelssohn auraient accepté avec joie l’offre de venir développer leur génie sur une scène grandiose où Sacchini, Spontini, Rossini, Donizetti et Meyerbeer ont produit des chefs-d’œuvre qui ont fait le tour du monde. Qu’on ne s’y trompe pas, l’Opéra est un grand spectacle que la munificence de la nation française offre à toute la société polie de l’Europe, et qui concourt à faire de Paris la capitale de la civilisation. Nulle part on ne peut y essayer de plus grandes choses et donner aux imaginations créatrices une excitation plus féconde. Sait-on bien ce qu’aurait produit sur une pareille scène l’auteur de Fidelio, des Ruines d’Athènes et de la musique du Comte d’Egmont ? ce que le chantre d’Oberon aurait pu trouver d’inspirations divines sur un poème offert par l’administration de l’Opéra, et quelle féerie musicale serait sortie de la plume de Mendelssohn, l’auteur du Songe d’une Nuit d’été, qui a été exécuté, tout récemment par la Société des Concerts ! N’est-ce pas assez que M. Véron nous ait privés de deux ou trois chefs-d’œuvre que devait écrire encore l’auteur de Guillaume Tell ?

Or il est évident que, depuis quelques années, l’Opéra est au-dessous de ce qu’on a le droit d’attendre d’une institution publique qui attire les regards de toute l’Europe. Il y a telle représentation de Guillaume Tell, de Lucie ou