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et de Ghismonda, et quand Immermann se maria, en 1839, avec Mlle Marianne Niemeyer, plus jeune que lui de vingt-cinq ans, bien des regards malveillans crurent découvrir sur le visage de l’amie délaissée du poète les signes du dépit et de la honte.

Hélas ! ce n’étaient pas les signes du dépit, c’étaient les traces d’une pure et sainte souffrance. La vie de la comtesse d’Ahlefeldt renferme un de ces combats intérieurs comme les grands poètes ont aimé à les peindre, comme on les peignait surtout avec mille nuances délicates dans notre littérature du XVIIe siècle. En lisant certains traits de la vie de la comtesse d’Ahlefeldt, on songe involontairement à Zaïde, à la princesse de Clèves, ou bien à ces tendres figures, Bérénice, Atalide, dont Racine a si mélodieusement chanté les subtiles douleurs.

Une jeune femme qui a connu Mme la comtesse d’Ahlefeldt dans les dernières années de sa vie, Mme Ludmila Assing, vient de raconter avec amour cette singulière et romanesque destinée. Ce n’est pas seulement un portrait de souvenir qu’a tracé Mlle Assing ; elle a pu recueillir sur son héroïne les traditions les plus certaines. Mlle Ludmila Assing est la fille de Mme Rosa-Maria Assing, sœur du célèbre écrivain M. Varnhagen d’Ense, dont Goethe a vanté les biographies, et qui a si bien décrit dans ses Mémoires la société allemande sous l’empire et la restauration[1]. M. Varnhagen d’Ense, le biographe des généraux et des poètes s’était lié avec la plupart des personnages qui jouent un rôle dans la vie de la comtesse d’Ahlefeldt. Sa sœur, Mme Rosa-Maria Assing, avait été l’amie d’Uhland, de Chamisso, de Gustave Schwab et de Justinus Kerner. Esprit brillant, imagination ingénieuse et légèrement fantasque, Mme Assing, ainsi que sa belle-sœur Rachel de Varnhagen, présidait comme une reine ces réunions d’élite, j’allais presque dire ces cours d’amour et de poésie qui jetèrent tant d’éclat, il y a une trentaine d’années, dans les principales villes de l’Allemagne du nord. À Düsseldorf, à Berlin, à Hambourg, Mme Assing, par le seul attrait de sa grâce et de son esprit, groupait autour d’elle les jeunes écrivains romantiques, aussi bien que ces intelligences choisies qui, sans appartenir à la littérature active, se passionnaient pour le renouvellement de l’art. J’ai prononcé le nom des cours d’amour ; c’était l’idéal de Mme Assing, et dans ses rêves d’artiste elle évoquait volontiers, d’après les troubadours, ces souvenirs de la Provence du moyen âge. Elle voulait donner un rôle à la femme, non pas dans les travaux de la littérature, mais dans l’éducation des écrivains et des poètes. Une

  1. Voyez, sur la vie et les œuvres de M. Varnhagen d’Ense, une étude publiée ici même, 15 juin 1854.