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va à la rencontre de l’homme armé, il se rit de la frayeur, il ne s’épouvante de rien, il ne se détourne pas devant l’épée, il creuse la terre en s’agitant. Il ne peut se contenir dès que la trompette sonne ; quand elle se fait entendre, il hennit, il sent de loin la guerre, le bruit des capitaines et le cri de triomphe. » L’auteur des Μνημόσυνα (Mnêmosuna), au lieu de décrire l’exaltation guerrière qui entraîne dans la bataille le noble compagnon des exploits du héros, devait s’attacher à peindre surtout cette vigueur et cette rapidité qui peuvent seules arracher Ali à la fureur de ses ennemis. Aussi l’expression est vive comme la course du cheval, et le vers s’élance comme la flèche, pressé d’arriver au but.

Ali était trop bon Albanais pour subir avec résignation un pareil échec. À mesure que sa puissance grandissait, il s’indignait davantage de la résistance opiniâtre de quelques palikares isolés. L’homme qui songeait à réunir sous son sceptre les descendans des Pélasges et les fils des Hellènes, qui considérait déjà l’Épire et la Grèce comme un patrimoine acquis à sa famille, ne pouvait laisser libre dans le voisinage de sa capitale une tribu imperceptible. Quand il vit des relations s’établir entre Parga et Corfou, il craignit qu’une ligue des populations chrétiennes ne rendît inutiles ses travaux et ses projets. Renard et lion tout à la fois, Ali crut utile au succès de son entreprise de mettre d’abord dans ses intérêts George Botzaris, qui, pendant deux ans, avait gouverné Souli en qualité de polémarque. Un pacha turc aurait eu plus de peine à se ménager ainsi des intelligences parmi ses adversaires ; mais Ali était né en Épire, et il affectait, dans toutes les occasions, de se montrer indifférent aux questions religieuses, afin de rallier autour de lui les Albanais orthodoxes, romains et musulmans. Les Souliotes n’avaient pourtant qu’une confiance très médiocre dans son caractère. Quoiqu’il fût exempt de fanatisme, sa politique machiavélique et cruelle le leur rendait justement odieux. Ils n’attendaient point de ses mains souillées la liberté de l’Épire, et ils préféraient s’exposer à tous les dangers plutôt que de servir d’auxiliaires à son insatiable ambition.

Lorsque Ali parut au pied des montagnes, George Botzaris s’empressa de le rejoindre. Cette défection n’ébranla point le courage des républicains de Souli. Tsavellas était mort, mais sa veuve et son fils Photos étaient dignes de le remplacer. Leur parole ardente, leurs exemples, plus frappans encore que leurs discours, portèrent au comble l’enthousiasme des Souliotes. Tous jurèrent de mourir avant de courber la tête sous le joug d’Ali. Un caloyer nommé Samuel parcourait les rangs des montagnards, une bible dans une main et un sabre dans l’autre. Samuel promettait le ciel aux soldats qui tomberaient sous le drapeau de la croix.

Le début de la campagne n’était pas de nature à encourager le