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un Werther nourri des hallucinations d’Achim d’Arnim et de Clément de Brentano. Enfin sa tragédie, sa chronique dialoguée à la Shakspeare, c’est le Roi Périandre et sa Maison, étrange assemblage de scènes vigoureuses et d’inventions puériles, vrai chaos où la lumière et l’ombre se combattent. La plupart de ces ébauches, Immermann les a reniées plus tard, les jugeant indignes de prendre place dans la série de ses œuvres ; quand il les traçait à Munster, il était étonné lui-même de cette ardeur d’invention qui le transportait. D’où lui venait ce subit enthousiasme ? d’où venaient ces héros, ces héroïnes, vagues images qui demandaient à vivre, et que d’une main fiévreuse il jetait violemment sur sa toile ? L’histoire littéraire n’en savait rien ; elle l’apprend aujourd’hui. En même temps qu’il racontait les aventures de son ermite ou les tragiques péripéties de la famille du roi Périandre, il composait des strophes à la louange de Mme de Lützow ; il la glorifiait comme une Béatrice, il lui faisait hommage de toutes ces richesses d’inspiration, « et à l’expression de cette reconnaissance, dit encore Mlle Assing, se mêlait le sentiment d’une douleur profonde ; il la voyait si haut au-dessus de lui, plus haut encore que la princesse Éléonore d’Esté au-dessus du Tasse ! »

Le jeune poète n’osa montrer ces vers à personne ; les montra-t-il à Mme de Lützow ? Je ne sais. Qu’il l’ait fait ou non, Mme de Lützow ne tarda pas à connaître les sentimens d’Immermann. Elle était heureuse d’avoir créé un poète. Les réunions intimes qu’elle présidait avec tant de simplicité et de grâce avaient gagné un attrait de plus ; Immermann, qui lisait admirablement, interprétait devant ces auditeurs si bien préparés les plus belles pages de ses poètes favoris, C’était l’époque de ces lectures si chères aux romantiques ; mécontens du théâtre, de ses exigences trop positives, de son public souvent grossier, ces brillans artistes se construisaient ainsi une sorte de scène idéale. N’est-ce pas là ce que faisait Louis Tieck quand il lisait devant un public d’initiés tous ces poèmes dramatiques dont Guillaume de Schlegel venait de raconter l’histoire ? Un sentiment analogue inspirait Immermann ; on devine bien cependant qu’il s’y mêlait quelque chose de plus. Il avait vingt-trois ans, il aimait, il était poète, et devant celle qui venait de l’initier à une nouvelle vie, il récitait ces vers immortels où Shakspeare, Calderon, Goethe, Schiller, ont exprimé l’idéal de l’amour. Quelquefois aussi Immermann lisait ses propres œuvres, et on les discutait avec une sympathique franchise. Le jeune poète se sentait encouragé et soutenu ; avec quelle ardeur il revenait à son travail ! Les jugemens de Mme de Lützow ouvraient à son esprit des perspectives lumineuses. Cet effort vers le beau, ce désir de se corriger, de se compléter, qui sera un