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Mme de Lützow ne se plaignit pas. Celui qui venait de la frapper ainsi eût-il pu comprendre sa souffrance ? Elle se tut. Son institutrice, Marianne Philippi, et deux amies, presque deux sœurs, pour lesquelles son cœur n’avait pas de secrets, furent les seules confidentes à qui elle demanda des consolations. Plus d’une année se passa de la sorte. Dans un pays où les divorces sont si faciles, Mme de Lützow ne s’était pas arrêtée un seul instant à l’idée de recommencer une existence nouvelle. Ce n’est pas d’elle que cette pensée devait venir. Elle respecta ses liens, si odieux qu’ils fussent, jusqu’au jour où M. de Lützow lui-même les trouva trop pesans. Ce dénoûment était inévitable. M. de Lützow était décidément poursuivi par le regret d’une spéculation mal conduite ; pourquoi n’avait-il pas trouvé dans le mariage une occasion de fortune ? Un beau jour, le voilà qui tombe amoureux d’une jeune femme coquette et riche, et comme il avait renoncé déjà à tout scrupule, il ne craignit pas de dire devant Mme de Lützow que le bonheur pour lui était là. On ne pouvait redemander plus durement la parole donnée. À cette brutalité soldatesque, Mme de Lützow répondit avec une dignité simple : « A Dieu ne plaise, lui dit-elle, que je sois un obstacle à votre bonheur ! Je suis toute prête à faire prononcer en justice le divorce que vous désirez. » Certes ce n’était pas un sacrifice qu’elle faisait à son bonheur ; elle en faisait un cependant à sa réputation. Les lois allemandes ont beau faciliter le divorce, il y a toujours une ombre fâcheuse sur les femmes qui en profitent. Répudiées par leurs maris ou volontairement séparées, quelle peut être leur place dans le monde ? Mme de Lützow savait tous les dangers de son sacrifice, et elle n’hésita pas à l’accomplir. Avec une naïveté cruelle, M. de Lützow fut touché du désintéressement de sa femme ; il l’admira, la remercia, et s’empressa d’accepter son offre, tant était vif chez cette nature sensuelle et vaine le premier emportement du désir !

Tout cela se fit sans éclat. Point de reproches, point de paroles amères. La séparation était déjà prononcée depuis quelques semaines, et le public n’en savait rien. Mme de Lützow avait pris sa résolution avec une promptitude que commandait la dignité ; une fois l’arrêt de l’honneur exécuté, elle ressentit avec effroi toute l’amertume de sa situation. Une sorte de pudeur lui fit garder le silence. Ses plus intimes amis ignoraient ce qui s’était passé. Son isolement, qui l’attristait, lui était pourtant devenu un besoin. Immermann, appelé à un poste plus élevé dans la magistrature, avait quitté Munster pour Magdebourg ; les lettres qu’il recevait de son amie ne lui laissèrent rien soupçonner d’un événement si grave pour tous les deux. Il fallut bien pourtant que la vérité fût connue ; Mme de Lützow ne pouvait rester à Munster. Où devait-elle s’établir ? En Danemark, en Allemagne ?