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ce fut l’apparition du poète Christian Grabbe. Un jour Immermann reçoit une lettre fort étrange signée d’un nom inconnu : « Je suis poète, lui dit-on ; je n’ai aucunes ressources, et si vous ne venez pas à mon secours, ma mère et moi nous sommes perdus. » Celui qui écrivait cette lettre lamentable, Christian Grabbe, était le fils d’un geôlier, de la ville de Detmold. Il était né dans une prison ; les premiers spectacles qui avaient frappé ses yeux et son esprit, c’étaient des verrous, des grilles, des chaînes, des condamnés. Ses premiers essais littéraires portaient visiblement l’empreinte des impressions de sa jeunesse : on y rencontre partout une imagination inquiète obsédée de visions grimaçantes. Immermann fut touché de sa supplique ; il le fit venir à Düsseldorf, lui procura des secours de toute sorte et l’encouragea au travail. « C’était un étrange personnage, dit Immermann dans ses Mémoires. Tous les mouvemens de son corps étaient fébriles, anguleux, désordonnés. Ses bras ne savaient pas ce que faisaient ses mains. Sa tête et ses pieds étaient toujours en désaccord. Son front, haut et superbe, rappelait celui que nous admirons dans le portrait de Shakspeare. Les sourcils, la voûte des yeux, les yeux eux-mêmes, très grands et d’un bleu profond, tout cela indiquait le génie ; mais la bouche, les lèvres pendantes, le menton à peine détaché du cou, en un mot toute la partie basse,du visage donnait un démenti complet à la partie supérieure. » L’esprit de Christian Grabbe ressemblait à sa figure ; c’était un composé d’inspirations élevées et de sentimens ignobles. Mme d’Ahlefeldt s’appliqua comme Immermann à museler le monstre en développant tout ce qu’il y avait chez lui de nobles et poétiques instincts. Elle lui écrivait souvent (non pas tous les jours, comme s’en vantait Grabbe, tout fier de ces prévenances), elle l’invitait à ses réunions, elle aimait à lui faire lire ses vers et à l’encourager. Il ne fallait pas cependant que Mme d’Ahlefeldt, avec ses belles mains blanches, fût placée trop près de lui, car il se précipitait sur ces mains aristocratiques, et y déposait des baisers qui ressemblaient à des morsures ; il les trouvait, disait-il, si appétissantes ! D’autres fois il était plus doux et plus docile qu’un enfant. Partout ailleurs, ce singulier hôte aurait pu.être un embarras ; dans le petit cercle de Mme d’Ahlefeldt, c’était une curiosité psychologique, c’était aussi un aliment offert à la dévorante activité d’Immermann. Impatient de réveiller la poésie et de régénérer le théâtre, l’auteur d’André Hofer s’était un peu exagéré le talent de Christian Grabbe ; il lui donna des conseils, et sans chercher à refroidir sa verve, il compléta son éducation littéraire, qui laissait terriblement à désirer. Annibal, le Duc de Gothland, Marius et Sylla, l’Empereur Frédéric Barberousse, l’Empereur Henri VI, Don Juan et Faust, Napoléon ou les Cent-Jours, tous ces