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drames bizarres, confus, violens, mais qu’illuminent ça et là des éclairs de génie, n’auraient peut-être pas vu le jour sans les encouragemens d’Immermann et de la comtesse d’Ahlefeldt. Hélas ! ni la grâce bienfaisante, ni les fraternelles sympathies ne purent triompher des mauvais instincts de Christian Grabbe. Fatigué de la lutte que se livraient en lui la bête et l’esprit, épuisé par ses efforts vers l’idéal, il retomba plus lourdement dans la matière ; l’ivrognerie acheva de le perdre, et soit qu’il eût honte de lui-même et qu’il cherchât un prétexte pour s’enfuir, soit que son esprit malade fût dupe de soupçons ridicules, il accusa son bienfaiteur d’avoir méconnu envers lui les devoirs de l’amitié. Après deux ans de séjour à Düsseldorf, il retourna dans sa ville natale en 1836, et ce fut pour y mourir le 12 septembre de la même année, à l’âge de trente-cinq ans.

D’autres visites encore animaient de temps à autre la colonie de Düsseldorf : c’étaient des peintres, des musiciens, entre autres l’illustre Mendelssohn, établi alors à Leipzig, qui ne perdait pas de vue ses anciens amis et revenait souvent s’associer à leurs travaux ; mais le grand épisode de cette histoire, l’occupation passionnée d’Immermann, c’était la direction du théâtre. Il avait commencé au mois d’octobre 1834 ; pendant trois ans, il fut sans cesse sur la brèche, formant des acteurs et essayant aussi, chose bien autrement difficile, de former un public. Ces trois années laisseront un souvenir dans l’histoire littéraire. Malheureusement, je le disais l’autre jour ici même[1], cette tentative d’Immermann, si intéressante pour la poésie pure, était condamnée d’avance. Quand on veut régénérer le théâtre d’un pays, quand on veut du moins rendre la poésie accessible à la foule et la foule sympathique à la poésie, on se place dans un grand centre, au foyer de la vie publique. Que pouvait être la scène de Dûsseldorf, même entre les mains d’un poète ? Rien de plus qu’un poétique musée. C’est ce qu’elle fut sous Immermann. Malgré les sympathies d’une réunion d’hommes d’élite, l’entreprise était trop peu soutenue par le public ordinaire, et la société fut obligée de se dissoudre. « C’est le 1er avril 1837, dit Immermann, que le théâtre de Dûsseldorf fut fermé. Trois mois auparavant j’avais dû annoncer cette nouvelle à toute la troupe. Il semblait que ces trois mois dussent être perdus. Une entreprise comme la nôtre est nécessairement paralysée quand l’œuvre commune est condamnée à une mort prochaine, et que chacun des associés, ne pouvant plus y porter intérêt, s’occupe de se créer des ressources ailleurs. Eh bien !

  1. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1858, l’étude intitulée Frédéric Halm et la Littérature dramatique contemporaine.