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LA POÉSIE GRECQUE DANS LES ÎLES-IONIENNES.

un rocher aride, sans songer à la gloire, ne voulut pas laisser son cadavre aux mains des infidèles. »

Lorsque le vizir apprit cette mort héroïque, il envoya cinq mille Albanais contre les Souliotes qui se dirigeaient vers la côte. Ses soldats en firent un carnage épouvantable. Cent femmes, qui s’étaient trouvées séparées des hommes, se précipitèrent dans les abîmes de l’Achéron plutôt que de tomber dans les mains du féroce Ali.

Les scènes de Gardiki ne furent pas moins terribles, et comme un des personnages qui figurent dans cette tragédie a inspiré un des plus remarquables poèmes de M. Valaoritis, nous croyons devoir en dire aussi quelques mots.

La vendetta exerce une grande influence sur l’âme des Albanais, et la famille d’Ali avait reçu des Gardikiotes une de ces insultes qu’il est difficile d’oublier. Vély-Bey était mort à quarante-cinq ans, laissant à sa veuve Khamco la tutelle d’Ali et de sa sœur Chaïnitza. Khamco avait dans le cœur tous les rudes instincts de l’Albanie musulmane. « Mon fils, disait-elle souvent, celui qui ne défend pas son patrimoine mérite qu’on le lui ravisse. Souvenez-vous que le bien des autres n’est à eux que parce qu’ils sont forts ; si vous l’emportez sur eux, il vous appartiendra. » Ces étranges théories composèrent plus tard toute la morale du pacha de Janina. Khamco joignait le précepte à l’exemple. L’anarchie règne presque toujours dans l’Albanie, le régime du clan y produisant les mêmes résultats que chez les anciens Gaulois et chez les montagnards écossais[1] au temps des Stuarts. Khamco voulait profiter du désordre général pour rendre à sa maison son ancienne splendeur. L’héroïsme militaire est loin d’être rare parmi les femmes de la péninsule gréco-slave. J’ai vu moi-même à Bucharest une digne émule de Khamco, la célèbre princesse serbe Lioubitza, qui contribua tant par son énergie aux triomphes de Milosch Obrénovitch. Khamco, non moins résolue, remplissait les devoirs du général et du soldat. À cheval et le mousquet sur l’épaule, elle marchait à la tête de ses vassaux dans ces perpétuelles escarmouches qui transforment l’Albanie en un champ de bataille. Elle accoutumait son fils à la tempérance et à la dure existence des chefs épirotes. Elle lui montrait les terres qu’on lui avait enlevées, lui racontait les exploits de ses pères, et l’enflammait du désir de les égaler.

Les populations des environs de Tchormovo et de Gardiki, effrayées des projets de Khamco et de l’audace toujours croissante de son fils, déclarèrent la guerre à la veuve de Vély. L’intrépide Alba-

  1. Voyez le Rob-Roy de Walter Scott. Ce roman est la peinture du clan avant sa ruine.