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naise soutint, à la tête de ses cliens, les efforts de la coalition armée contre elle ; mais, dans une surprise nocturne, ses ennemis parvinrent à l’enlever avec sa fille Chaïnitza, qui était alors jeune et belle. On les conduisit à Gardiki, où elles furent exposées à toute sorte d’injures et de violences. Un bey de la famille de Dosti, qu’on invita à les outrager, eut pitié de leur affreuse situation, et les conduisit à Tépéleni au péril de ses jours. Depuis cette époque, Khamco répétait à son fils qu’un véritable Albanais doit laver dans le sang des coupables l’injure qu’il a reçue, et Chaïnitza disait à son frère, dans toutes leurs entrevues, qu’elle ne mourrait tranquille qu’après avoir garni tous les coussins de son appartement de chevelures enlevées aux femmes gardikiotes. Cependant quarante années s’étaient passées, et on pouvait croire qu’Ali, distrait par des luttes continuelles, avait oublié les ressentimens de sa famille ; mais le vizir, en différant sa vengeance, se proposait de la rendre plus éclatante. En 1812, il déclara la guerre aux habitans de Gardiki. Emir-Bey et Jousouf l’Arabe, qui étaient à la tête des troupes du vizir, agissant mollement contre Gardiki, Athanasi Vaïas, officier dévoué à la fortune d’Ali, se montra plus zélé. Il emporta la ville d’assaut à la tête d’un corps d’Arnautes et de Grecs.

En apprenant cette heureuse nouvelle, Ali annonça à ses courtisans qu’il partait pour Gardiki. Tandis qu’il faisait ses préparatifs, il reçut une lettre de Chaïnitza. « Je ne te donnerai plus le titre de vizir ni le nom de frère, écrivait-elle, si tu ne tiens pas le serment que tu as fait sur le cadavre de notre mère. Si tu es fils de Khamco, ton devoir est de détruire Gardiki, d’exterminer ses habitans, de remettre à ma discrétion ses femmes et ses filles. Je ne veux plus coucher que sur des matelas remplis de leurs cheveux. Maître absolu des Gardikiotes, n’oublie pas les affronts que nous en avons reçus dans une humiliante captivité. L’heure de la vengeance vient de sonner. Qu’ils disparaissent tous de la terre ! » Le vizir, en marche pour Gardiki, alla descendre au palais de sa sœur à Libochovo. Dès leur premier entretien, Chaïnitza s’abandonna tellement à la joie qu’on dut penser qu’elle avait reçu de son frère la promesse qu’elle attendait. Pourtant les premiers actes du vizir semblèrent inspirés par la clémence. Arrivé au château de Chendria, construit sur un rocher d’où l’on apercevait la ville et les environs de Gardiki, il y fit dresser son tribunal, et envoya sur-le-champ des hérauts pour publier dans la ville une amnistie générale. Tous les habitans, depuis l’âge de dix ans jusqu’à l’extrême vieillesse, étaient invités à venir à Chendria entendre Ali prononcer les paroles de pardon ; mais on n’avait point oublié les événemens qui suivirent la capitulation de Souli. On ne croyait guère à la clémence du tigre de Janina. Aussi l’ordre