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Ils m’ont versé du plomb fondu dans les oreilles, et ta voix me semble un murmure lointain et confus… Dis-moi, qui es-tu ?

« — Ah ! malheureux ! tu ne reconnais pas, tu ne vois pas ton Dimitri !

« — Mon Dimitri ! répond le martyr après avoir en vain essayé de se dégager de ses fers pour presser son ami sur son cœur, mon confesseur ! Ô Dieu ! je te remercie de m’avoir envoyé ton ange !… »


Le moine, profitant de l’attendrissement du brave, l’exhorte à souffrir comme un soldat du Christ en songeant à la cruelle agonie du Sauveur. Vlachavas répond qu’il est résigné à mourir, mais qu’il ne peut s’habituer à la pensée de quitter la terre en laissant sa patrie esclave.


« Je voulais voir la Thessalie, libre enfin, lever vers le ciel sa tête superbe. Confesseur, comme elle est belle la Thessalie ! Hier soir, je m’en souviens, je l’aperçus en songe comme une vierge angélique vêtue de noir… J’oubliai pour un moment le Créateur… Une larme me vint aux yeux… Père, était-ce un péché ?

« — Non, mon fils, ne crains rien, notre sang, comme la pluie du printemps, est destiné à féconder le sol pour que la plante de la liberté naisse et germe. L’heure est venue. Nous dormirons profondément dans le sépulcre, et nous entendrons passer rapidement sur la terre qui renfermera nos os le bruit de la terrible lutte, le choc des armes, les cris des guerriers et le retentissement de la victoire. Et nos fils, Vlachavas, libres un jour, parleront de nous dans l’église de Dieu en priant pour la rémission de nos péchés. »


Le moine, après avoir béni Vlachavas et lui avoir administré l’eucharistie, en souvenir de la mort du Christ, lui donne une dernière bénédiction et murmure à son oreille en l’embrassant : « Mon fils, demain je serai auprès de toi ! »

Un dernier chant nous fait assister à une scène terrible. Nous voyons les infidèles s’acharnant sur le cadavre de Vlachavas se traînant dans les rues de Janina les lambeaux de son corps déchiré.

Dans Catzantonis, le poète est encore plus frappé de l’intrépidité de la victime que des hauts faits du klephte invincible. Souvent Catzantonis venait chercher à Santa-Maura un asile contre la vengeance d’Ali-Pacha. Son souvenir y est resté vivant. On se rappelle encore sa physionomie martiale, son regard foudroyant comme l’éclair, sa chevelure aussi noire que l’aile du corbeau, sa foustanelle ternie dans la montagne, son costume brillant d’or et d’argent. Vers 1805, les armatoles[1] les plus célèbres de l’Étolie, de l’Épire et de la Thessalie se réunirent à Santa-Maura auprès de ce chef redouté. Ces âmes ardentes croyaient l’heure venue d’appeler la Grèce

  1. Milice grecque instituée en Thessalie par Sélim Ier pour s’opposer aux incursions des klephtes, et qui a fini par s’unir à ces derniers contre les Turcs.