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quelque résistance, on se demande de quel droit maintenant il viendra prêcher la douceur. D’ailleurs il est mal né ; son père était cordonnier, et cordonnier dissident ; lui-même, ne serait-il pas quelque peu suspect ? Puis que signifient ces voies nouvelles où il veut pousser la paroisse ? Mistress Patten, la vieille octogénaire avare, qui a trouvé moyen de s’enrichir sur une ferme où chacun se ruinait, estime fort mauvais que M. Barton lui vienne parler sans cesse des « péchés » qu’elle a pu commettre. Quels péchés, s’il vous plaît, pourrait se reprocher la seule fermière du district qui n’ait jamais réalisé sur ses fromages, à l’insu de son mari, des bénéfices illicites ? Le docteur Pilgrim, médecin errant, qui bat le pays dans tous les cens, goûtant le brandy de toutes les femmes devant lesquelles il passe, lâche volontiers une insinuation malveillante contre ces sermons familiers qu’Amos va faire dans une chaumière, le samedi soir, à l’usage des ouvriers filateurs. À défaut d’un crédit qui lui soit propre, s’étayant de l’autorité la plus imposante qu’il puisse trouver, celle de M. Ely, le jeune curé de bonne maison, en voie de grosses prébendes, et désigné d’avance pour l’épiscopat : « Ely me le disait l’autre jour, bégaie-t-il d’un ton sentencieux, c’est faire pour le moins autant de mal que de bien… Voilà ce que me disait Ely. » Or M. Ely, homme réservé, discret, sachant vivre, n’a rien dit de semblable, croyez-le bien, sur le compte de son pauvre collègue, à un personnage aussi compromettant que maître Pilgrim ; mais qu’importe ? La prévention une fois établie, tout mensonge porte, toute calomnie atteint.

De ce travail sourd qui le mine en dessous, Amos n’a nulle méfiance. Il croit à son génie, à ses sermons, à sa haute prudence. Ah ! vraiment, les infidèles n’ont qu’à se bien tenir, et Amos leur réserve de mauvais jours. Il a bien autre chose en tête que les médisances auxquelles il est en butte : il a sa bibliothèque de prêt, où il introduira certains ouvrages qui ruineront à jamais les doctrines dissidentes ; il a sa Track-Society, qui va mettre en l’air toutes les bonnes femmes du pays, enrégimentées pour dépister (track) les pauvres hères susceptibles de conversion. Il a une nouvelle église à bâtir à la place de l’ancienne, et les listes de souscription sont toutes prêtes, puis un plan de campagne à lui, qui consiste à prêcher comme un ministre de la basse église, — c’est-à-dire à exposer l’Évangile dans toute sa hardiesse démocratique, — tandis que d’autre part, en véritable membre de la haute église, il revendiquera pour le sacerdoce tous les privilèges et toutes les fonctions aristocratiques auxquels il a un droit plus ou moins légal, plus ou moins contesté. Avec un pareil mélange de finesse politique et d’énergie morale, de quels adversaires ne viendra-t-il pas à