Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 15.djvu/323

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bout?... C’est après un bon dîner chez les misses Farquhar qu’Amos se berce de ces douces pensées, tout en revenant chez lui à pied, par une soirée froide, au clair de lune, sans le moindre paletot, un boa autour du cou, un water-proof sur la tête, et de minces pantalons collés sur ses jambes grêles. Cependant on s’égayait à ses dépens dans le salon qu’il venait de quitter. — « Ce pauvre homme a un nez déplorablement tumultueux, disait miss Julia... J’ai failli vingt fois lui offrir mon mouchoir. — Et avez-vous remarqué, demandait à son tour miss Arabella, cette locution qu’il emploie si volontiers : « Je suis pour faire ceci... Je suis pour aller là-bas? »

Pauvre Amos ! si peu clairvoyant, si peu prévoyant, et cela devant l’orage qui se forme, devant la malveillance qui se propage! Malheureux qui s’absorbe dans son rôle officiel et qui rêve sermons, succès, renommée, quand sa femme, au logis, minutieusement économe, se garde bien de ranimer le feu ou d’allumer la lampe avant qu’il ne soit revenu ! Et en l’attendant, elle marche dans les ténèbres, son sixième enfant dans les bras. Encore va-t-elle, et sous peu de mois, lui donner ou un petit frère ou une petite sœur.

Charmante femme que Milly Barton avec ses longs cheveux bruns ruisselant à profusion le long de ses joues pleines et vermeilles, ses grands yeux tendres et myopes, sa taille élancée, son buste aux riches contours, sa grâce de madone, sa timidité d’enfant! Et courageuse, résignée, sereine, — retournant de si bon cœur une vieille robe, portant de si bonne grâce un chapeau d’il y a trois ans, couturière assidue, repasseuse infatigable, disputant au cordonnier les chaussures de ses trop nombreux enfans, et, de ses mains adroites et fortes, restaurant elle-même leurs petits brodequins. Mais si industrieuse, si laborieuse, si dévouée qu’elle puisse être, elle lutte, elle aussi, contre l’impossible. Et quand Amos revient, quand elle lui a humblement passé sa vieille robe de chambre, quand elle a établi autour de lui tout le comfort de leur pauvre intérieur,... il faut bien qu’elle lui présente la note du boucher, lequel refuse un plus long crédit. En pareil cas, un mari pris à court de finance trouve inévitablement sa femme désagréable, et Amos se couche de mauvaise humeur. Il s’endort cependant, et la douce Milly, puisant dans son devoir un redoublement d’énergie et de patience, rallumera sa lampe éteinte pour se remettre, longtemps encore, à ce travail qui la tue... Il y a là un tableau d’intérieur bien simple en ses détails, bien prosaïque, dira-t-on, et d’un réalisme assez triste; mais, nous le déclarons naïvement, il fait frissonner.

Milly a pourtant une amie, et une comtesse encore, comtesse, à vrai dire, légèrement apocryphe, car son mari, Polonais d’origine et maître de danse de profession, n’est pas précisément inscrit dans