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Jefferson « en prenait à témoin le Dieu qui l’avait fait, » il avait entendu Hamilton défendre les bourgs pourris comme un des élémens nécessaires de la constitution britannique, et il se croyait autorisé à en conclure que son rival était un partisan systématique de la corruption politique, que la vénalité des fédéralistes était le secret de son influence dans le congrès, et que le parti républicain était le gardien de la morale publique. Tantôt il avait entendu raconter que Hamilton avait, dans une circonstance solennelle, exprimé « son horreur pour la révolution française. » Tantôt encore il avait ouï dire que, dans un banquet, le colonel avait bu avec plus d’empressement à la santé de George III qu’à celle du président, et en répétant ces misérables commérages il n’avait d’autre but que de faire passer ses adversaires pour des suppôts de M. Pitt. Il prétendait même avoir appris de bonne source « qu’ils s’étaient assuré un asile et des pensions en Angleterre, » et il trouverait encore aujourd’hui des sots pour le croire, si, relisant dans ses vieux jours le papier où il avait consigné sa prétendue découverte, il n’avait été choqué lui-même de sa crédulité ou de son acharnement passé, et s’il n’avait laissé échapper en marge ce cri de sa conscience : « Impossible quant à Hamilton. Il était bien au-dessus de cela. » Mais, tout en cédant à ce tardif retour d’équité, Jefferson entendait bien ne pas détruire tout l’effet ni perdre tout le profit de son anecdote. Il ne la sacrifia point dans le travail d’élimination que, peu d’années avant sa mort, il fit subir au perfide recueil de petits faits préparé par lui pour servir à l’histoire de son temps et entretenir dans l’esprit des générations futures l’impression que de son vivant il avait exploitée avec tant de persévérance dans la ruse. Sous peine de reconnaître qu’il avait fait jouer à l’opposition un rôle odieux ou ridicule, il était condamné à maintenir l’existence de « l’escadron corrompu formé par Hamilton en vue de ramener un roi, des lords et des communes, » et il comptait avant tout sur les révélations contenues dans ce que l’on pourrait appeler les rapports de sa police pour justifier le nom et dissimuler la tactique de son parti : tactique grossière, et qui n’aurait pu réussir sans la passion fanatique avec laquelle elle fut employée.

Jefferson savait trop la puissance de la sincérité pour ne pas se prêter quelque peu à l’illusion dont il était l’auteur. Dans sa correspondance avec ses plus intimes affidés, il parle sans cesse du complot monarchique en homme qui y croit sans froide et hypocrite préméditation. Les augures de la démocratie américaine se regardaient sans rire. Cependant, s’il était trop bien pénétré de son rôle pour n’en pas devenir lui-même la première dupe, Jefferson le trouvait en même temps trop bon et trop commode pour se résigner à