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aller vivre de la vie des champs dans sa terre de Monticello. Jefferson n’aimait pas l’effort ; il était l’un de ces politiques qui mettent tout leur art à se placer dans un grand courant et à se faire porter par le flot. Le parti républicain était lancé, et dans une voie naturelle où la démocratie américaine devait nécessairement se précipiter tôt ou tard. L’œuvre de Jefferson était accomplie ; il n’avait qu’à laisser agir la force des choses en attendant que son heure fût venue. Il ne pouvait que gagner à ne pas s’exposer quotidiennement au feu de ses adversaires et à ne pas s’associer publiquement aux petites manœuvres de ses amis. Leur victoire était certaine sans avoir aucune chance d’être prochaine. Leur nombre s’accroissait de jour en jour, mais ils étaient encore en minorité dans le pays comme dans le congrès, et les élections pour la présidence approchaient. Si Washington refusait d’accepter une seconde fois le pouvoir, sa succession devait passer au moins pour quatre ans aux fédéralistes. Aussi Jefferson était-il également préoccupé d’opérer sa propre retraite et d’empêcher celle du chef de l’état, de se ménager pour la présidence et de la faire garder par Washington jusqu’au jour où le parti républicain serait en mesure de la donner à son chef.

Le désir impatient de la retraite était entre Washington et son ministre une passion commune dont celui-ci se servait fort habilement pour pénétrer dans l’intimité du général et s’élever au niveau de ses sentimens, tout en observant respectueusement la distance qui séparait leurs conditions, et le mettait, lui simple secrétaire d’état, à l’abri de la glorieuse servitude que les peuples ont le droit d’imposer aux fondateurs d’empires. S’autorisant de sa lassitude pour faire valoir son désintéressement, et de son désintéressement pour donner du poids à ses dénonciations et à ses avis, il se plaignait à Washington des envahissemens continuels de la trésorerie ; il lui représentait l’importance exagérée de ce département, qui menaçait d’absorber tous les pouvoirs de l’état et de mettre l’autorité du président lui-même en péril. — Hamilton disposait de toutes les places, il avait action sur toutes les fortunes, il était ainsi devenu le maître du congrès, et il l’entraînait à sa suite dans une voie périlleuse où les populations du midi ne consentiraient jamais à le suivre. C’était pour l’arrêter dans cette voie, qui conduisait au démembrement en passant par la monarchie, que l’opposition s’était formée ; mais si Washington abandonnait le pouvoir, s’il laissait le pays livré à lui-même avant de lui avoir donné le temps de reconnaître ses vrais amis, l’opposition serait impuissante à prévenir les maux qu’elle prévoyait. Seul, Washington pouvait empêcher les folies extrêmes des fédéralistes, seul il pouvait rassurer les républicains et servir de lien entre le nord et le midi. Tant que le congrès