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les cœurs s’ébranlaient à ces bruits de guerre. Les républicains prenaient les couleurs de la France, les fédéralistes ressuscitaient celles de l’ancienne armée continentale ; l’on se battait dans les rues, la cocarde tricolore ou la cocarde noire au chapeau. « Ce n’était pas le moment de convoiter le gouvernail. » Aussi le vice-président était-il bien résolu à n’accepter aucune part de responsabilité dans la direction des affaires et à rester complètement étranger à la politique active. Ses fonctions le lui permettaient : elles ne lui imposaient d’autre devoir que celui de présider le sénat ; sauf en cas de partage, il n’avait même pas à voter. Rien ne s’opposait donc à ce qu’il fît de son fauteuil un poste d’observation. Placé au milieu de l’arène sans avoir à y descendre, il pouvait prétendre à vivre en bons termes avec tout le monde, et à profiter de ses rapports obligés avec les deux partis pour agir tour à tour sur le gouvernement et sur l’opposition.

Dès que la lutte électorale fut terminée, il y eut entre John Adams et lui échange de coquetteries. Le président se flattait d’employer Jefferson à aplanir les difficultés extérieures et à tenir en échec la fraction du parti fédéraliste qui obéissait au colonel Hamilton. Le vice-président entendait se servir de John Adams pour entretenir la division parmi les anciens amis de Washington et pour empêcher une guerre avec la France, de toutes les éventualités la plus redoutable pour l’opposition, car une guerre, même impopulaire, ne pouvait manquer avec le temps de rallier le pays autour du pouvoir. Ils avaient tous les deux compté sans leurs méfiances réciproques et sans les passions de leurs entours. Aux premiers pas qu’ils firent l’un vers l’autre, ils vinrent se heurter contre des barrières infranchissables, et ils se trouvèrent bientôt, en dépit d’eux-mêmes, plus séparés qu’avant leur tentative de rapprochement. Les haines de partis étaient devenues si furieuses, elles exerçaient un empire si absolu sur toutes les âmes, que Jefferson commençait à les trouver fort gênantes. « Vous et moi, écrivait-il à Edward Rutledge, nous avons assisté autrefois à de violens débats et à de grands mouvemens de passion politique ; mais les hommes d’opinions diverses se parlaient alors, et savaient séparer les affaires de l’état de celles du monde. Il n’en est plus ainsi : de vieux amis qui ont vécu dans l’intimité toute leur vie traversent la rue pour éviter de se rencontrer, et détournent la tête de peur d’avoir à toucher leur chapeau. Tout cela peut aller à la jeunesse, pour laquelle toute passion est une jouissance ; mais cela est affligeant pour des esprits paisibles. La tranquillité est le lait des vieillards. » À qui fallait-il s’en prendre de ce changement dans les mœurs politiques des États-Unis ? La courtoisie dans la lutte suppose un certain degré de loyauté et d’estime réci-