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Mais, Napoléon l’a dit, « les bulletins ne sont pas l’histoire. » Ces mots ne sont point jetés par lui au hasard; il en développe le sens dans une longue lettre adressée à son frère, le roi Joseph. Pour lui, les bulletins sont une arme de guerre. « Tout est moral à la guerre, dit-il, le moral et l’opinion sont plus de la moitié de la réalité. » Dans ses bulletins, un général s’attachera donc, par-dessus tout, à inspirer confiance à ses troupes, à intimider celles de l’ennemi; il exagérera ses forces, ses succès; toutes ses expressions seront destinées à frapper les esprits et calculées en conséquence. Puis, revenant à la pensée de l’histoire, toujours présente à sa grande âme, Napoléon en fait la part d’un seul trait. «Constamment, dans ma campagne d’Italie, où j’avais une poignée d’hommes, j’ai exagéré mes forces. Cela a servi mes projets, et n’a pas nui à ma gloire... Les militaires de sens, ceux qui jugent en connaissance de cause, font peu d’attention aux proclamations, aux ordres du jour[1]. »

Ce jugement de Napoléon, en réduisant à sa valeur l’importance historique des bulletins, laisse le champ libre à nos appréciations. Il nous sera donc permis de dire que le bulletin de lord Raglan se ressent des préoccupations du moment, préoccupations qu’il est aisé de comprendre, si l’on se reporte à la situation où se trouvait ce général le lendemain de la bataille d’Inkerman. Son armée avait été décimée, les gardes avaient perdu les deux tiers de leur monde, des régimens étaient anéantis; sur douze généraux de division et de brigade présens à cette action, sept avaient été tués ou blessés. « Après une telle victoire, avait dit sir de Lacy Evans à lord Raglan devant tout l’état-major, il ne restait plus qu’à se rembarquer. » Ne fût-ce que pour répondre à ce propos imprudent, le général anglais fit donc bien de proclamer que 8,000 de ses soldats avaient pu vaincre 60,000 Russes; mais ce n’est pas une raison pour que maintenant on s’astreigne à suivre pas à pas cette version. Évidemment nous ne saurions faire, avec lord Raglan, une part aussi large à l’armée. anglaise sans refuser par là même à l’armée française la justice qui lui est due. Sans elle, les Anglais étaient perdus à Inkerman, les témoignages des contemporains sont unanimes à le reconnaître; pour nous, le doute ne saurait subsister après les déclarations des Russes, les aveux des Anglais eux-mêmes, tels que nous les trouvons consignés dans deux publications récentes sur la guerre de Crimée. L’une de ces publications est la correspondance d’un officier attaché à l’état-major de lord Raglan, le major Calthorpe[2]. Cet officier, par sa position, s’est trouvé à même de connaître les

  1. La forme de cette lettre, datée de Schœnbrunn, 10 octobre 1809, est toute spéciale. Nous en rendons seulement le sens général.
  2. Letters from Head-Quarters, or the Realities of the War in the Crimea, by an officer of the staff, London 1857.