Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 15.djvu/400

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vers la ville, les autres vers le pont d’Inkerman. Le feu s’éteignait de part et d’autre. Toutes les dix minutes, on voyait sur la butte des Cosaques les artilleurs russes remettre quatre par quatre leurs pièces sur leurs affûts et disparaître. Deux batteries tinrent obstinément jusqu’au bout; les derniers pelotons du régiment de Wladimir s’étant écoulés dans les ravins, les artilleurs de ces deux batteries, après avoir fait une dernière décharge, enlevèrent lestement leurs pièces et redescendirent la butte au galop. Quand un souffle d’air eut dissipé la fumée de cette décharge, toute l’armée russe avait disparu. La bataille d’Inkerman était gagnée.

Les généraux anglais et français, qui considéraient ce spectacle, se félicitèrent de leur victoire. « Lord Raglan, dit le major Calthorpe, proposa à l’instant au général Canrobert de poursuivre les Russes. Ce dernier demanda à lord Raglan s’il pourrait l’appuyer avec l’infanterie anglaise, au moins avec les gardes; mais ceux-ci étaient réduits à une poignée d’hommes. Le reste de l’infanterie avait été engagé jusqu’à sa. dernière réserve et avait cruellement souffert. Sur les instances de lord Raglan, le général Canrobert consentit à envoyer deux bataillons d’infanterie et une batterie d’artillerie occuper le terrain qu’abandonnait l’ennemi. Malheureusement on avait perdu du temps, et les Russes avaient si rapidement exécuté leur retraite, qu’ils avaient déjà franchi la Tchernaïa. La batterie française leur envoya quelques boulets auxquels répondirent les canons des bateaux à vapeur le Wladimir et la Chersonèse, embossés à l’embouchure de la Tchernaïa. Ce fut tout. »

Pendant que le général Dannenberg livrait cette sanglante bataille, que faisait donc le prince Gortchakof? Il est difficile de se l’expliquer. Descendu dans la vallée de Balaclava à cinq heures du matin, il ouvrit un feu d’artillerie assez vif, mais tellement hors de portée que ses projectiles n’arrivaient même pas jusqu’aux Français. Il s’en tint là tout le reste de la journée. On se demande naturellement si telles étaient les instructions données au prince, ou si elles furent mal interprétées par lui. Il n’avait, il est vrai, que seize bataillons à opposer aux vingt bataillons du corps d’observation du général Bosquet, mais il pouvait néanmoins s’engager plus franchement, puisqu’il lui restait en outre cinquante-huit escadrons et une immense artillerie pour couvrir, en cas d’échec, sa retraite dans la plaine de Balaclava. Ce point des opérations de l’armée russe est demeuré fort obscur. Le capitaine Anitschkof passe très légèrement sur toute cette partie et n’en parle qu’avec un redoublement de circonspection. Du reste, quels qu’aient été les motifs du prince Gortchakof, sa conduite reste jugée par celle du général Bosquet. Le général Bosquet ne s’y méprit pas un instant et ne tint nul compte de cette insignifiante canonnade.