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ces guerres lointaines, l’ancien soldat courait sans cesse à cheval à travers les domaines de la marquise, sous prétexte d’exercer partout sa surveillance : il se faisait tout simplement illusion à lui-même, et croyait continuer encore ses campagnes. Lorsque don Guillermo approcha de sa quinzième année, Andrès réclama l’honneur de lui apprendre à monter à cheval. L’élève devint bientôt un excellent cavalier, bien que le maître ignorât les véritables principes du grand art de l’équitation. Le vieux soldat avait rapporté de l’Amérique du Sud la mauvaise habitude de porter les étriers trop longs et de s’appuyer sur la fourchette, méthode vicieuse qu’eût blâmée l’illustre La Guerinière, et qui eût excité l’indignation de Pluvinel, le classique auteur du Manège royal.

Tous les matins, — les dimanches exceptés, — Andrès équipait les deux chevaux, puis il allait éveiller Guillermo, qu’il appelait respectueusement el marquesito. L’enfant et le vieux soldat parcouraient au galop les collines voisines et redescendaient vers la plaine d’un pas moins rapide ; quelquefois ils poussaient une reconnaissance jusqu’aux bords du Guadalquivir. Quel que fût cependant le but de leurs excursions, Andrès assaisonnait toujours ces promenades du récit de ses combats et de ses pérégrinations aventureuses. La vue d’un cavalier passant à l’horizon lui fournissait l’occasion de raconter une de ses rencontres avec l’avant-garde ennemie, et la plus petite voile glissant sur les eaux du fleuve lui rappelait une tempête du cap Horn. — Ah ! marquesito, s’écriait alors le vieux soldat, j’ai eu dans ma jeunesse bien des misères sur terre et sur mer ! J’ai reçu des coups de sabre sur la figure et un coup de lance au genou, sans parler d’une balle qui m’a traversé le bras. Eh bien ! si je redevenais jeune, je recommencerais encore à servir… Qu’est-ce qu’un homme qui n’a rien vu ? Allons, un temps de galop, marquesito, et viva la patria ! — Puis il poussait le cri de guerre de l’Indien des Andes, et les deux cavaliers, piquant de l’éperon leurs chevaux alertes, le corps penché en avant, dévoraient l’espace, comme s’ils eussent été enlevés par un coup de vent.

Ces promenades équestres, faites en compagnie du vétéran des guerres d’Amérique, éveillaient dans l’âme de Guillermo le désir de l’inconnu. Le moine Cajetano surprenait chez son élève les premiers symptômes d’une imagination vive, impressionnable, tournée vers la rêverie. Il s’inquiétait de ce regard vaguement dirigé vers les horizons lointains, et qui ne se posait jamais sur les objets environnans. — À quoi donc adapter cette fantasque nature ? se demandait-il souvent. Que veut, que cherche cet adolescent, atteint déjà d’une secrète tristesse ? — Il résolut de s’en ouvrir, sans plus tarder, à la marquise elle-même.