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quefois n’attendait pas le nombre des années. Si les idéales conceptions dont la poésie fait une loi n’ont pu, en aucun temps, désespérer de détestables rimeurs, que faut-il attendre de productions d’un ordre plus accessible en apparence, où le goût peut être plus impunément bravé, où l’imitation, plus libre, perpétue plus aisément de fâcheuses traditions, grâce à ce misérable attrait qu’offrent au vulgaire ce qu’on est convenu d’appeler des péripéties émouvantes? Ce que la poésie ne pouvait exposer, le roman l’étalé; le goût public aidant, la corruption se gagne de proche en proche. J’ignore en vérité si cet état, qu’il faut déplorer, tient à l’impuissance, à l’aveuglement, ou encore à la coupable insouciance des producteurs; il est en effet difficile de le rapporter à une cause unique. Agissent-ils par naïveté, agissent-ils par calcul, ceux qui se laissent gagner par la corruption au lieu de chercher à la combattre? Il faut admettre, je crois, ce double motif. Tout en faisant des réserves justes et nécessaires pour certaines individualités, on est amené à diviser les autres en deux groupes : les gens naïfs et ceux qui ne le sont pas. Si le nombre est grand des écrivains qui se font illusion sur leur propre valeur, le nombre de ceux qui ont conscience de leur peu de mérite n’est pas moins considérable. Des vues en apparence élevées, une volonté extérieurement bien dirigée, des intentions annoncées comme bonnes, quel qu’en soit le motif, sincérité ou hypocrisie, ne sont que des voiles qui servent à cacher la plus déplorable faiblesse d’exécution; aussi la critique littéraire ne peut, ce qu’on ne devrait pas oublier, faire, comme la juridiction criminelle, la part de l’intention. Elle n’a pas de mesure relative, elle ne connaît absolument que du résultat qui lui est soumis.

À cette faiblesse trop générale se rattachent encore des causes plus immédiates qui pèsent sur l’art aussi bien que sur la littérature, causes infimes et presque ridicules dont en des temps plus heureux ou eût dédaigné de parler, en les attribuant à de bizarres influences ou à des singularités isolées, mais dont il faut bien tenir compte aujourd’hui. Je ne crois pas que la centralisation littéraire ait des résultats bien solides, lorsqu’elle n’a d’autre origine que l’admiration plus ou moins désintéressée de satellites obscurs qui ne sauraient accomplir librement leur évolution sans avoir un astre quelconque pour foyer de leur orbite. Nous avons eu des exemples de ces absorptions opérées autour d’eux par certains esprits, absorptions toujours fâcheuses, parce qu’il n’est donné à personne de contenir toutes les spécialités, et que, semblables à certaines plantes qui attirent à elles la sève de leurs voisines, ces génies nécessairement égoïstes n’élaborent qu’en vue de leur propre développement l’excès de vie qui leur est généreusement abandonné.

Il est une centralisation bien autrement nécessaire aux œuvres de la pensée; celle-ci repose sur des vérités générales dont l’observation doit servir de règle à tous ceux qui essaient de mettre en pratique leurs facultés intellectuelles. La présence de ce type éternel, de cet idéal permanent, est la condition première de tout ordre et de toute beauté ; vient-il à s’obscurcir, l’anarchie se montre aussitôt. Et ce n’est pas seulement dans la conscience de-l’écrivain que la présence de cet idéal est nécessaire, il faut aussi qu’il soit la mesure à laquelle la conviction des esprits critiques sache rapporter