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couleur tranchée en complète opposition avec celles qui les dépassent, et qu’ils jalousent. Ils commettent sciemment des maladresses critiques dont le ton est calculé de telle sorte que si le public vient à en reconnaître la fausseté, il ne puisse les accuser que de convictions malheureuses. Cette excuse toute prête, ils laissent courir, à travers ce qu’ils donnent comme uniquement soumis aux pures exigences de l’art, le souffle de la plus âpre critique. Quel que soit le sujet qui les inspire, on trouve sur chacune de leurs pages les traces mal dissimulées d’un mécontentement qui constitue en grande partie la personnalité de l’auteur. Néanmoins ils ont su d’avance s’abriter contre l’appréciation sévère que doit leur attirer un clairvoyant examen, et, grâce à leur habileté, il leur reste toujours la ressource de se poser en victimes auprès des lecteurs superficiels.

Le public même n’est-il pas trop souvent le complice involontaire de ces calculs? N’est-ce pas sous son influence que s’établissent certaines distinctions dont on ne se fût pas avisé même à la fin du dernier siècle? Il y a trente ans encore par exemple, toute femme introduite dans le roman ou sur la scène obtenait par ce fait des lettres de haute naturalisation. Manon Lescaut valait Mlle de La Chaux, Pauline tendait la main à Phèdre; mais aujourd’hui Mlle de La Seiglière n’est pas sur le même plan que la baronne d’Ange. Elle est en-deçà ou au-delà, suivant la place choisie par le spectateur. Cette séparation, de date récente, ne tient pas tant à la différence morale des types étudiés qu’à une tendance exclusive adoptée ouvertement par le public, et pour cette raison caressée par les auteurs. Il est un certain monde dont les mœurs forment certainement un curieux sujet d’étude, et que l’observateur a sans doute le droit de mettre en lumière tant que dans cette reproduction il ne vient se mêler aucun élément étranger à l’art. Cette condition était indispensable; mais, le public aidant, on n’en a plus tenu compte, et la culture de ce genre interlope est devenue la grande affaire du moment.

Je veux bien cependant que le profit ne soit pas la raison suprême de ces productions douteuses; j’admets que, sauf quelques exceptions, on ne fasse pas avec de telles œuvres une fortune plus rapide qu’avec des œuvres plus sérieuses, et je crois de plus que si cette marchandise est beaucoup demandée, elle est encore plus offerte, ce qui, d’après les lois de l’économie, amène le rabais que vous savez. Je comprends moins alors la nécessité de s’attaquer à de pareils sujets d’étude, et pour m’en expliquer la vogue, je suis forcé de la rapporter à l’attrait particulier et sui generis qu’ils renferment. Si cette cause est réelle pour beaucoup d’écrivains, elle ne prouve pas en faveur, je ne dirai pas de leur moralité, — laissons de côté cette question, et renfermons-nous dans des limites purement littéraires, — mais de leur goût. Un motif plus fâcheux encore, toujours au seul point de vue de l’art, c’est la trop grande facilité à rencontrer dans ces sortes d’études des épisodes bizarres, des singularités d’habitudes, des contradictions morales dont l’examen peut être intéressant, mais dont la réelle existence offre à ceux qui les introduisent dans leurs récits une notable économie d’imagination. Avec ces quatre puissantes liaisons, — goût public, profit pécuniaire, attrait personnel, paresse, — nous sommes édifiés maintenant sur la propension invincible qui pousse certains écrivains qu’on a spirituellement appelés des modistes à ne déshabiller que certaines créatures.