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soumises à divers degrés, et sous des conditions différentes, à la domination des Ottomans. Chacun des peuples qui forment cet empire a son territoire propre, sa sphère d’action déterminée par la nature. Sans doute un contact fréquent les rapproche, et ils peuvent avoir des intérêts communs ; mais par la langue, la religion et le caractère, ils forment des nations plus différentes entre elles que ne le sont les Anglais, les Français et les Russes. Ainsi donc ni les diversités provinciales de la vieille France, ni celles bien plus tranchées de l’Espagne, ne sauraient donner une idée d’un pareil état de choses. Dans la Turquie d’Europe seulement, sans compter la race conquérante, qui n’est là qu’une infime minorité numérique, cinq grandes races se partagent le territoire, — les Grecs, les Albanais, les Roumains, les Bulgares et les Serbes, dont les Monténégrins sont une fraction restée indépendante. Chacune de ces races a joué son rôle dans l’histoire ; plusieurs ont formé de puissans empires. Aucune d’elles n’est assez forte pour absorber les autres ; elles se font équilibre. Entre elles et les Turcs, il y a un abîme. Que la vigoureuse race allemande en Autriche rêve la destruction des nationalités italienne, hongroise et slave, nous pouvons le comprendre sans croire à son succès et en condamnant ses efforts ; mais de quel droit les Osmanlis prétendraient-ils en Europe s’assimiler des populations chrétiennes dix fois plus nombreuses qu’eux et infiniment plus voisines de la civilisation ? On doit se garder surtout de juger la Turquie par la France. Notre belle unité, ce logique résultat de tout notre développement national proclamé en 1789, serait ici un non-sens. Les nations juxtaposées de la Turquie n’abdiqueront jamais leurs privilèges dans une autre nuit du 4 août. Loin d’être dans leur fusion, le progrès pour elles est dans le développement continu de leurs individualités diverses. Toutes ont droit à la vie ; aucune n’est résignée au suicide, aucune ne veut céder sa place au soleil. Que ceux qui nieraient leur vitalité daignent un instant consulter leur histoire. Si après quatre siècles de soumission à une domination commune, la plus oppressive qui fut jamais et la mieux faite pour les énerver, elles montrent autant de vigueur qu’à aucune époque, l’épreuve doit sembler suffisante et décisive. Après avoir assisté à l’affranchissement de la Grèce, à la révolution de Serbie, à la renaissance inespérée des pays roumains, notre siècle ne devrait, ce nous semble, conserver aucun doute sur l’énergie des peuples chrétiens de la Turquie d’Europe.

Parce que les populations sujettes de la Turquie européenne aspirent à une vie nationale, est-ce à dire d’ailleurs que les Turcs n’aient plus rien à faire qu’à mourir ? L’exploitation des vaincus n’est pas, grâce à Dieu, la condition nécessaire de leur existence.