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connaît pas. La jeune fille, outrée de cette obstination, raconte avec détail son arrivée à la communauté et les souffrances qu’on lui fit endurer pour la contraindre à prendre le voile. Lorsqu’elle y eut consenti, on l’envoya recueillir jusqu’en Sibérie des aumônes pour la communauté. Quant à son enfant, elle n’a jamais su ce qu’il était devenu. La vieille sectaire, interrogée sur ce point, ne change pas de système ; elle ignore absolument ce qu’on lui demande. L’employé lui lit une lettre portant sa signature et adressée au père de la jeune fille ; elle déclare dans cette pièce que l’on a procédé à l’égard de l’enfant suivant les intentions paternelles. Marfa ne veut point reconnaître cette pièce. Au même instant, un grand bruit se fait dans la rue ; on amène des prisonniers que l’ispravnik a faits dans la maison de la vieille sectaire. Une foule confuse les accompagne respectueusement à distance. La porte s’ouvre, et l’ispravnik entre dans la chambre, la figure rayonnante de joie.


« — Votre honneur, dit-il à l’employé, nous avons réussi mieux que je ne l’espérais. Nous avons pris du même coup de filet l’archevêque et le marchand dont je vous avais parlé. On va les faire entrer.

« Cette nouvelle produisit une profonde impression sur Marfa Kousmovna : elle pâlit, se laissa retomber sur sa chaise, les mains appuyées sur les genoux, le corps penché en avant, les yeux dirigés vers la porte, et parut attendre avec anxiété l’arrivée des prisonniers.

« On ne tarda pas à amener celui que les vieux croyans nommaient leur archevêque[1]. C’était un homme d’une quarantaine d’années, petit, aux traits pleins de dignité. Son costume était celui des commis-marchands ; rien dans son extérieur n’indiquait le rang auquel il prétendait.

« — Voici l’archevêque, dit en riant l’ispravnik à l’employé, j’ai l’honneur de vous le présenter. Allons, ajouta-t-il en s’adressant au prisonnier d’un ton grossier, raconte-nous comment tu as été nommé. — Cette interpellation ne produisit aucun effet sur le prisonnier ; il regarda fixement l’ispravnik, mais n’ouvrit point la bouche.

« — Allons donc ! reprit l’ispravnik, veux-tu te dépêcher ? Sans cela nous saurons bien te faire parler.

« Le prisonnier continua à garder un silence obstiné.

« — C’est un vrai bloc, dit l’ispravnik à l’employé. Nous l’avons déjà tenu

  1. Depuis la mort de Paul, archevêque de Kolomna, qui s’était opposé aux réformes de Nikon, et qui mourut dans la réclusion, les vieux croyans se sont constamment préoccupés d’avoir un archevêque de leur communion. Ils en ont eu plusieurs ; c’étaient des moines fugitifs qui se faisaient sacrer par ruse en Moldavie. Il y a dix ans environ, un homme que le peuple désignait sous le nom de l’archevêque sauvage parut à Moscou et réussit à échapper à la police, qui le poursuivit très activement. On assure que les vieux croyans ont actuellement un archevêque qui habite la Galicie ; c’est un marchand. Il se rendit en Turquie il y a quelques années et y fut sacré par un archevêque grec interdit, qui avait obtenu du patriarche de Constantinople l’autorisation d’exercer ses fonctions durant un jour, soi-disant pour célébrer un mariage.