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l’ivresse ; les natures d’élite se tournent vers la religion, et poussent jusqu’à ses extrêmes limites l’esprit de sacrifice qu’elle commande. Au lieu de mépriser les vieux croyans, il serait plus sage de les considérer comme les derniers représentans du christianisme primitif. Ainsi que les néophytes de l’ancien temps, tous ces pieux cénobites qui vivent au milieu des forêts sont des âmes blessées par la corruption et la bassesse qui les entourent. Si les prédications des vieux croyans ont tant de succès parmi le peuple, c’est qu’elles donnent satisfaction à cette tendance morale qui porte les paysans russes à se détacher du monde. On voit souvent des hommes et des femmes de la plus basse condition se réveiller soudain à la voix d’un de ces ardens missionnaires qui courent le pays en convertisseurs, et passer de la plus humble résignation au dernier degré de l’exaltation religieuse. Récemment encore, plusieurs paysans d’un village du gouvernement de Penza disparurent subitement, sans qu’on pût retrouver leurs traces. Les employés de la police qui avaient été chargés de les rechercher désespéraient d’y réussir, lorsqu’en pénétrant dans une caverne du voisinage, ils découvrirent un horrible spectacle. Au milieu des cadavres sanglans des malheureux que l’on poursuivait se tenait accroupi un homme étranger au pays. C’était lui qui avait accompli ce sanglant sacrifice, et ses victimes s’y étaient soumises volontairement, dans l’espoir de jouir plus promptement de la béatitude céleste. On lui demanda pourquoi il s’était épargné lui-même : « Afin de souffrir une mort plus douloureuse, » répondit-il sans s’émouvoir. Condamné peu de temps après à périr par les verges, il subit en effet cette peine le sourire sur les lèvres et en chantant des hymnes.

Chaque année, quelques faits de ce genre parviennent aux oreilles de la police russe : ils forment un étrange contraste avec le relâchement moral dont M. Chtédrine s’est complu à noter les symptômes. Que les couvens des vieux croyans ne soient point toujours des asiles de paix et de vertu, nous le reconnaissons volontiers ; mais les moines et les religieuses orthodoxes sont-ils donc tout à fait irréprochables ? L’ivrognerie, par exemple, qui inspire une telle aversion aux vieux croyans, ne déshonore-t-elle pas trop souvent l’intérieur des monastères russes ? Quant aux couvens de femmes, nous rougirions de rapporter les scandales que leurs murs cachent aux regards.

Après avoir rapidement exposé la situation qui avait été faite aux vieux croyans sous le dernier règne, on est conduit à se demander si une politique plus tolérante ne pourrait pas avoir une heureuse influence sur leur état moral. Aurait-on lieu de se plaindre, si à l’exaltation farouche que l’on ne rencontre encore que trop souvent chez les vieux croyans succédaient un jour des convictions non