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ne voulait et ne pouvait pas se déplacer. Mirabeau, moins gêné, laissa sa horde à Paris et partit pour Brunswick. Son voyage dura trois mois. À son retour, il s’intéressa vivement au sort des braves patriotes hollandais que le ministère français avait flattés jusqu’au dernier instant. De Brunswick il m’avait écrit que certainement les troupes prussiennes marchaient en Hollande, il me chargeait d’en donner avis au gouvernement. Je trouvai partout des incrédules ou des gens qui avaient intérêt à le paraître. Lorsqu’il fut lui-même en France, le malheur des Hollandais était consommé ; mais son zèle ne s’était pas refroidi. Un patriote lui écrivit une lettre anonyme pour le prier d’écrire en faveur de leur cause ; malgré les occupations que lui donnaient déjà les affaires de son propre pays, Mirabeau s’y engagea. Il fit son livre sur le Stadhoudérat. Cet ouvrage, qui parut au commencement de juin 1788, respire le patriotisme le plus pur ; il est d’ailleurs rempli de citations des meilleurs auteurs hollandais. À la fin de janvier de la même année, à la suite de quelque imprudence et de deux nuits d’insomnie, il avait fait cette première maladie dont les symptômes furent si semblables à celle qui l’enleva à ses amis. Il voulait m’avoir sans cesse à ses côtés. Je le soignais tout le jour, sans relâche, et une partie des nuits. Il fut enfin rendu à mes vœux ; mais Mirabeau, qui était plein de force, et qui, depuis que je l’avais connu, n’avait jamais eu la plus légère incommodité, ne cessa de souffrir depuis cette époque, et sa santé dépérit visiblement…

« Ici je tremble et j’hésite ; comment soulever le voile dont je voudrais à tout jamais couvrir les erreurs de mon ami ? Il le faut cependant ; il faut, en avouant ses faiblesses, le mettre à l’abri du reproche d’ingratitude que ceux qui ne sont pas au courant de tout ce qui a précédé notre rupture n’ont cessé de lui faire. S’il commit une faute, elle était involontaire. Toujours entraîné par la passion du moment, il ne jeta pas un regard sur l’avenir ; s’il déchira mon cœur dans l’endroit le plus tendre, le sien n’eut pas de part, j’en suis sûre, aux injures que j’ai reçues. Il m’aimait chèrement et certainement il ne voulait pas me perdre, mais il ne fit pas assez pour me conserver. Je suis fière et délicate, j’exigeai un sacrifice : il était nécessaire à sa gloire, et mon bonheur y était attaché ; il me le promit souvent et manqua toujours à sa parole[1]. Excepté quelques nuages en 1785, nous n’avions jamais eu la moindre altercation ; tout changea en un instant : il sentait ses torts, il m’en voyait irritée, mais, au lieu de les réparer, il les aggrava en soupçonnant un sentiment unique. Il crut que je ne l’aimais plus. Le démon de la jalousie soufflait de part et d’autre ; les méchans enflammaient ce caractère bouillant. Jusque-là il s’était contenté de l’espèce d’attachement que j’avais pour lui ; on lui fit remarquer qu’il n’approchait pas de la passion que l’on avait ou que l’on feignait d’avoir : c’était assez pour alarmer sa délicatesse. Sans doute il ne pouvait m’accuser de la moindre imprudence : je le connaissais jaloux, et j’avais pris toujours les plus grandes précautions pour écarter de son esprit le plus léger soupçon, au point même que pendant ses absences je ne sortais que pour ses affaires, et ne recevais que les personnes auxquelles j’avais à

  1. Il s’agit ici de la liaison de Mirabeau avec Mme Lejay dont nous a parlé Dumont et dont Mme de Nehra exige la rupture.