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de notaire et sa femme, le livre de dépenses n’a pas de secrets, les recettes n’ont pas de mystères. En pareille situation, un homme dont le métier est de s’entendre aux affaires peut être complice, il ne peut jamais être dupe. De quel besoin de luxe maintenant est donc possédée cette bourgeoise de quatrième ordre, et comment, sans que son mari le sache, peut-elle élever son budget à trente mille francs ? Qui l’oblige d’ailleurs à ce métier ? Fait-elle partie d’un monde où il faille épuiser ses revenus en ruineuses toilettes ? Qui reçoit-elle dans ce somptueux appartement ? Qu’elle ait un amant, je le conçois ; mais qu’elle se laisse entretenir par lui, sa position est loin de lui en faire une nécessité. Ah ! si cette femme était mariée à un homme dont la haute position la contraignît à ne se laisser éclipser par aucune rivale, je comprendrais que le besoin et la vanité l’entraînassent dans cette fange, et qu’elle mît un triste honneur à effacer en elle-même l’honnête femme pour la remplacer par la femme adulée et enviée ; mais rien de tout cela. La lionne pauvre, telle que l’a conçue M. Augier, n’a ni prétexte, ni occasion, ni raison d’être.

Admettons cependant cette impossibilité de situation matérielle et morale, la fausseté des caractères qui nous sont présentés n’en apparaît que mieux. Séraphine (c’est le nom de cette lionne du notariat) est un rôle tellement sacrifié par l’auteur, qu’elle n’apparaît même pas au cinquième acte. Et comment nous la présente-t-il ? Comme une figure de femme perdue que nous connaissons depuis longtemps. Elle n’a rien de ce qui devrait la distinguer. Cette femme évidemment a commencé par être honnête ; ce n’est que peu à peu qu’elle est entrée dans le vice, et avant d’y lever la tête, elle a eu des rougeurs et des hontes qu’il nous importait de connaître. Il fallait nous la montrer agissant, et dans le rôle qu’elle remplit déployant une verve et un sang-froid qui lui sont nécessaires. Ce n’est au contraire, — ce qui ne pouvait seulement arriver, — qu’une femme sans cœur, gauche, ne sachant pas même mentir. Je m’attendais à voir une femme supérieure, et je ne trouve qu’une simple et maladroite coquine. Quant au mari sur lequel M. Augier a concentré tout le pathétique dont il pouvait disposer, il faut avouer que sa position, ses rapports avec sa femme, son impossible aveuglement, tout contribue à le rendre ridicule. L’écueil que M. de Beauplan a su éviter, M. Augier s’y est heurté en faisant de Pommeau un double Dandin, celui de Molière et celui des Plaideurs :

Chacun de tes rubans me coûte une sentence,


pourrait-il dire à Séraphine, qui, jeune, jolie et mariée on ne sait pourquoi à ce vieillard, ne ferait en le trompant qu’obéir à la tradition.

Caractères, situations, rien dans les Lionnes pauvres n’est conforme à la vérité ; la femme qu’on veut flétrir n’inspire même pas la curiosité ; le mari qu’on veut rendre sympathique est un pauvre hère à qui son âge même défend d’être aveuglé par l’amour. Ce défaut de vérité a fait manquer leur but aux auteurs, parce qu’il rend la moralité impossible ; personne ne voudrait se reconnaître dans ces portraits, personne aussi ne le peut.

Bien que le but moral lui-même n’ait pas été atteint, malgré l’erreur du