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L’on ne verra plus certains objets de première nécessité atteindre dans la Sibérie orientale des prix vraiment fabuleux, quand le bassin du fleuve sera, comme la Californie, devenu un des marchés de l’Océan-Pacifique. Déjà, par la voie des îles Sandwich, des relations se sont nouées entre les états américains et les établissemens russes ; le Japon lui-même a demandé à commercer sur l’Amour, et y a envoyé quelques navires. De magnifiques gisemens de houille ont été découverts sur l’Amour même et dans l’île Sachalin, admirablement placée pour approvisionner la navigation à vapeur dans les parages septentrionaux de l’Océan-Pacifique et les mers du Japon. Enfin à tous ces avantages il faut encore ajouter la richesse des pêcheries de ces parages éloignés, que les Américains seuls parcourent aujourd’hui, mais que les Sibériens vont bientôt leur disputer.

L’occupation de la Mantchourie inaugure une ère nouvelle dans l’histoire de la Sibérie. En étudiant la géographie générale des possessions asiatiques de la Russie, nous avons vu qu’au-delà de l’Oural cette puissance ne peut s’agrandir que dans deux directions : du côté du lac Aral ou du côté de l’Amour. Vers laquelle de ces deux directions la Sibérie doit-elle chercher à reculer ses limites ? La nature des régions qui avoisinent le lac Aral et les fleuves qui s’y jettent, les habitudes guerrières des populations de Khiva, de Bokhara, de Kokand, opposent de sérieux obstacles aux tentatives d’une colonisation régulière, et pendant longtemps au moins la Russie ne pourra fonder de ce côté que des postes et des établissemens purement militaires. La belle vallée de l’Amour appelle au contraire l’émigration ; les tribus éparses qui l’habitent ont un caractère si doux et si pacifique, qu’elles sont plutôt des auxiliaires que des ennemies : aussi c’est de ce côté que se tournent aujourd’hui, en Sibérie, tous les regards et toutes les espérances. C’est peut-être vers les régions qui avoisinent l’Hindou-Kousch que la Russie ambitionnerait le plus d’étendre son influence, et il n’est pas impossible qu’on caresse secrètement le désir de balancer l’influence de l’Angleterre en Asie ; mais les rêves politiques qu’on nourrit à Saint-Pétersbourg n’occupent guère les esprits en Sibérie. Les habitans des immenses contrées situées au-delà de l’Oural regardent déjà moins du côté de l’Europe que de la Chine et du grand Océan-Pacifique. La population de la Sibérie orientale commence à égaler celle de la Sibérie occidentale, et le mouvement de la colonisation se porte de plus en plus vers l’Orient.

La Russie n’a aucun intérêt à contrarier le mouvement naturel d’expansion qui entraîne la Sibérie vers l’Océan-Pacifique. Ce n’est qu’en facilitant les projets, en flattant les espérances des populations qui habitent au-delà de l’Oural, qu’elle peut conserver quelque