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royal, car elle perdit à jamais dans les tripots de la rue Quincampoix, de la place Vendôme et de l’hôtel de Soissons, cette virginité de l’honneur qui avait survécu à la corruption de deux siècles. De plus, lorsque les princes du sang se faisaient courtiers marrons, et les ducs et pairs agioteurs, il fallait bien s’efforcer de retrouver, par un redoublement de morgue et de dédaigneuse exigence, une considération disparue, afin d’imposer au pays les apparences d’un respect dont la simulation ne tarda pas à lui devenir insupportable.

Enfin, si j’avais l’imprudence de tenter, après le maître dont les tableaux sont dans toutes les mémoires, une étude de cette époque au point de vue de l’inspiration et de l’art[1], j’aurais à signaler avec lui dans les régions de la pensée le même abaissement que dans celles de la vie sociale. La régence avait pourtant reçu de publications jusqu’alors inédites une impulsion qui semblait devoir être féconde. De l’émotion politique qui suivit un moment la mort de Louis XIV et de la réaction à laquelle le gouvernement nouveau prêta d’abord la main, sortirent, avec la première édition complète du Télémaque, les Mémoires du cardinal de Retz, de Joly, de Gourville, de Mme de Motteville et du comte de Brienne, brillantes leçons dont ne tarda pas à se lasser une génération qui vivait pour le plaisir et pour l’argent, avec lequel le plaisir s’achète. Les Montfaucon, les Baluze, les Le Long, les Lobineau, les Secousse, les Laurière n’en continuaient pas moins dans le silence du cloître ou du cabinet des travaux inspirés par le sentiment du devoir plus que par l’espérance du succès, comme si un siècle nouveau ne s’était pas levé sur la France ; mais à part ces grandes œuvres de la science, contemporaines de tous les âges, il faudrait, pour rappeler la physionomie de ce temps, se résigner à montrer l’art dramatique représenté par Crébillon, la critique littéraire exercée par Fontenelle et par Lamotte, et, durant l’exil de Jean-Baptiste Rousseau et la jeunesse encore obscure d’Arouet, la poésie lyrique rendant quelques derniers accords sur la lyre tremblotante des Chaulieu et des Sénécé. Ce travail, qui n’est plus à faire, suggérerait une conclusion naturelle : c’est que la régence, qui poussa si loin l’audace des mœurs, n’eut pas même celle de la pensée, que la corruption y fut à la fois frivole et stérile, et que, dans l’ordre moral, cette époque, où l’on s’inquiétait moins de faire école que de bien vivre, n’a été le commencement de rien, si elle est devenue la fin de beaucoup de choses.


LOUIS DE CARNE.

  1. Voyez le Tableau de la Littérature française au dix-huitième siècle, par M. Villemain, deuxième et troisième leçons.