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participation active à la destruction de cette secte soi-disant religieuse qui avait érigé la trahison en principe et l’assassinat en sacrifice agréable à la Divinité, le colonel Sleeman[1], l’historien des thugs, après une tournée qu’il avait faite, par l’ordre de lord Dalhousie, dans le royaume d’Oude (1849-1850), devait rendre compte de ses observations ; or, assez versé dans la routine officielle, il savait d’avance à quel sort était réservé un long mémoire manuscrit déposé aux mains des agens de l’autorité centrale, soit à Calcutta, soit à Londres. Aussi prit-il le parti de rédiger ce mémoire de manière à pouvoir le faire imprimer au besoin, et le livre parut en effet, mais tiré à un très petit nombre d’exemplaires et destiné à une circulation très restreinte. Depuis cette demi-publication, les événemens ont marché de manière à rendre superflus les scrupules administratifs de l’auteur, et après sa mort du reste la masse du public a été initiée aux renseignemens secrets donnés sur l’état intérieur du royaume d’Oude par l’un des derniers résidens anglais à la cour de Lucknow.

Nous résumerons en peu de mots le livre du colonel Sleeman. Au-dessus d’une population misérable, que déciment les guerres privées, qu’épuise l’impôt perçu sous mille formes, règnent en définitive les taloukdars, ces grands barons dont nous avons parlé. Autour d’eux tout est corvéable à merci. Ils peuvent impunément commettre les crimes les plus odieux. Aucun redressement possible contre leurs usurpations tyranniques. Le gouvernement, auquel ils dérobent ouvertement les deux tiers du revenu que les taxes produisent, n’a ni le pouvoir ni même la volonté de punir ces insolens déprédateurs. Pourvu qu’ils achètent à beaux deniers comptans le ministre en exercice, pourvu que les jongleurs, les musiciens et les bayadères du palais soient amplement défrayés, pourvu que le nabab voie s’étaler dans les orgies dont on le berce le même luxe grossier, tout est bien, et tout peut marcher ainsi. Cette insouciance brutale n’existât-elle pas, que pourrait un prince comme celui qui règne à Lucknow contre deux cent cinquante grands vassaux, dont un seul peut mettre sur pied dix mille hommes, et qui possèdent, entre eux tous, cinq cents pièces d’artillerie ? Aussi se garde-t-on de les mécontenter en quoi que ce puisse être, et encouragés ainsi, ces fiers aristocrates en viennent parfois à d’étranges extrémités. L’un d’eux, Gholam Huzrut, a deux forteresses où il se retire lorsqu’il se croit menacé. S’agit-il de recruter ses garnisons, il envoie à Lucknow des hommes à lui, chargés de faciliter l’évasion des prisonniers détenus

  1. Depuis général, chevalier de l’ordre du Bain, etc. Le général sir William Sleeman est mort en 1856, durant la traversée qui le ramenait en Angleterre.