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dans cette journée fatale par des actes de rare dévouement. Ils semblaient avoir à cœur de dissiper la méfiance qui pesait sur eux, et dont M. Rees donne une preuve singulièrement significative. « Les canons, dit-il, se retiraient au galop. À côté d’eux courait un cipaye du 13e. Son fusil part accidentellement, et le coup effleure l’épaule d’un des artilleurs. Celui-ci, suspectant les intentions du cipaye, l’étend raide mort d’un coup de pistolet. »

Au milieu de ce désordre, partout où les balles sifflaient, partout où on voyait tomber le plus d’hommes, sir Henry Lawrence était toujours présent. Arrivé près du pont de Kocaralie, on le vit, dans une sorte d’agonie morale, se tordre les mains, et, oublieux de lui-même, ne songeant qu’à ses pauvres soldats : — Mon Dieu ! mon Dieu ! l’entendit-on s’écrier, faut-il que, moi, je les aie amenés ici ? » Comme preuve de la confiance qu’il avait eue dans le succès de cette désastreuse entreprise, on raconte qu’il avait donné ordre à sa voiture de venir le chercher à moitié chemin. Les chevaux, dételés, servirent à sauver quelques blessés. La voiture elle-même fut abandonnée.

Toujours serrée de près par l’ennemi et semant la route de ses débris, — le 32e seul avait perdu cent douze hommes et cinq officiers[1], — la colonne anglo-indienne, parvenue enfin au bord de la Goumti, trouva sur le pont de pierre bon nombre d’habitans de Lucknow accourus dans les plus bienveillantes intentions. Aux soldats harassés ils apportaient de quoi boire et de quoi laver leurs fronts poudreux. Des canons bien pourvus de munitions et une compagnie européenne, arrivant en même temps de la résidence, interdisaient aux rebelles le passage de ce pont, par où s’écoulèrent, à mesure qu’ils arrivaient, les vaincus de Chinhut. Cependant il n’y avait même là pour eux qu’une sécurité de quelques instans, car au-dessous du pont la cavalerie de l’ennemi, franchissant déjà la rivière à gué, allait occuper l’est et le midi de la ville. Quant au nord et à l’ouest, les canons de la Muchie-Bhaoun les protégèrent encore quelque temps, en empêchant l’ennemi de franchir les ponts.

Ainsi commença, le jeudi 30 juin 1857, une heure avant midi, le siège de Lucknow, qui, sans la désastreuse expédition de Chinhut, n’aurait peut-être pas été tenté, ou, sans aucun doute, l’eût été beaucoup plus tard.

E.-D. Forgues.
(La seconde partie au prochain n°.)
  1. La perte des soldats indigènes en tués, blessés ou manquant, allait à cent quatre-vingt-deux hommes. L’expédition revenait donc affaiblie de moitié.