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quoi nourrira-t-elle ses troupes ? Le général Sébastiani, qui connaissait bien l’Orient, disait dès 1825 que vouloir soutenir la Turquie, c’était embrasser un cadavre pour le faire tenir debout. M. de Hell croit que le cadavre peut agir, et qu’il peut même aider et secourir celui qui l’embrasse ; grande erreur qui, en 1847, pouvait peut-être encore tromper M. de Hell, mais que l’expérience de la guerre de 1855 a tout, à fait dissipée. M. Viquesnel, cet autre partisan décidé de la Turquie, qui la condamne aussi sans le vouloir toutes les fois qu’il parle en voyageur, et qui la défend toutes les fois qu’il parle en publiciste, M. Viquesnel reconnaît que la guerre d’Orient n’a coûté à la Turquie que près de 400 millions, « tandis qu’à la France et à l’Angleterre elle a coûté plusieurs milliards[1]. » Tant mieux, dira-t-on, pour la Turquie, qui s’est fait sauver à si bon marché ! — Oui, mais si la Turquie ne peut pas même faire les frais de son salut, comment, dans, une conflagration générale, fera-t-elle les frais de cette alliance offensive et défensive avec la France que souhaite M. Hommaire de Hell ? Comment nous offrira-t-elle contre la Russie cette flotte puissante que M. Hommaire de Hell voyait peut-être bâtir en 1846, et dont M. Mathieu nous raconte l’emploi dans la guerre de Crimée ? « Les amiraux alliés jugèrent que la flotte active n’était pas en état d’affronter la rencontre d’une escadre russe. Elle resta en conséquence ancrée dans le Bosphore pendant ïa première phase des hostilités ; mais ses vaisseaux furent utilisés comme transports après que les alliés eurent pris possession de la Mer-Noire[2]. »

Contre l’Angleterre, notre autre adversaire possible, de quelle immense ressource la Turquie ne nous serait-elle pas, dit M. de Hell, en mettant de notre côté les populations méditerranéennes qui désirent vivement une union sérieuse avec la France ! Mais ces populations méditerranéennes ne sont pas turques ; elles sont albanaises, thessaliennes, macédoniennes, syriennes, égyptiennes, elles sont grecques surtout. M. de Hell, qui blâme durement la politique des divers gouvernemens français depuis près de cinquante ans, qui la trouve inepte, déraisonnable et anti-nationale, me semble n’avoir pas compris que cette politique est celle qu’il recommande lui-même quand il conseille à la France de tout faire pour étendre son influence en Orient. Seulement M. de Hell n’entend pas ce mot d’Orient comme l’ont entendu les divers gouvernemens français depuis cinquante ans. L’Orient pour lui, c’est la Turquie, et rien que la Turquie ; l’Orient pour la France de la restauration, de la monarchie de 1830,

  1. Voyage dans la Turquie d’Europe, p. 251.
  2. La Turquie et ses différens Peuples, t. II, page 289.